Avec ESSEC Knowledge Editor-in-chief
Dans le monde, on estime que 18,1 millions de personnes ont été diagnostiquées atteintes d’un cancer en 2018 (1). Un tel diagnostic annonce le début d’un voyage à travers le système médical qui touche à chaque aspect de sa vie — comment peut-on même commencer à donner un sens à un tel voyage ? Les Professeurs Lez Trujillo Torres (ESSEC Business School) et Benét DeBerry-Spence (University of Chicago at Illinois) ont étudié cette question, en utilisant les concepts de marketing appliqués aux parcours des consommateurs pour comprendre comment les gens construisent des récits sur leur expérience avec le cancer et les implications tant pour les personnes atteintes de cancer que pour leurs proches et leurs réseaux de prestataires de services. Leur article a été finaliste pour le prix du meilleur article de l'année 2019 de la Sheth Foundation dans The Journal of Academy of Marketing Sciences.
Dans un parcours client classique, ledit client attribuera une valeur au produit ou à l’entité en question, dans le cadre d’un processus appelé la « valorisation ». La valeur peut être monétaire ou non monétaire (par exemple, des évaluations de la qualité ou de la signification). Le processus de valorisation est continu et fluide, de telle sorte qu’il impacte la façon dont les gens abordent leur expérience client. Ils utilisent le mot « expérience » car la relation du consommateur avec un produit est souvent plus qu’une rencontre unique et peut plutôt signifier une expérience prolongée. Prenons l’exemple des étudiants qui obtiennent un master. Les étudiants vont interagir avec les conseillers, les professeurs, le personnel de soutien et les autres étudiants sur une période prolongée, depuis le début de leur programme jusqu’à la publication d’un avis sur les réseaux sociaux après l’obtention du diplôme, et finir en tant qu’ancien élève engagé. L’université planifiera et offrira une expérience, entretiendra des relations avec les étudiants tout au long du parcours, afin d’offrir une expérience émotionnelle intense qui peut être transformatrice pour les individus. Après tout, un diplôme universitaire est censé être une expérience positive. Toutefois, une grande partie des recherches sur la valorisation se sont concentrées sur les expériences de service récréatif et hédonique comme les fêtes de marque, le rafting, l’escalade, le canoë, etc.
Alors quelles applications dans un contexte aussi traumatique que celui d’une maladie grave comme le cancer ? Professeur Trujillo Torres et Professeur DeBerry-Spence se sont penchés sur cette question, reconnaissant que les personnes atteintes d’un cancer rencontreront une grande variété de produits et de services à la fois médicaux et non médicaux, souvent sans lien entre les deux (par exemple, les médecins et les organisations de soutien aux patients). Étant donné que ces prestataires de services peuvent jouer un rôle important dans le traitement et le soutien au bien-être physique et émotionnel des patients, il est important de comprendre comment leur influence se manifeste exactement.
Les chercheurs ont adopté une approche sur plusieurs fronts pour explorer la valorisation d’un individu durant son parcours contre le cancer. Ils ont étudié les blogs, les notes de terrain sur les événements liés à la maladie, les entretiens avec les patients, les cliniciens, les aidants et les représentants des organisations à but non lucratif de soutien aux personnes atteintes de cancer, ainsi que les informations de base (telles que les brochures et les sites web des institutions). Pour rassembler les notes de terrain, les chercheurs ont fait du bénévolat dans les associations qui viennent en aide aux patients et ont participé à des événements tels que des ateliers et des conférences d’information, qui ont attiré un large éventail de participants. Cette approche a permis aux chercheurs de construire une idée des différents points de vue sur la valorisation, y compris les perceptions du cheminement avec le cancer, les succès et les obstacles rencontrés, et sur la façon dont les gens interagissent avec les fournisseurs de services, ainsi que les informations contextuelles.
Les professeurs Trujillo Torres et DeBerry-Spence ont constaté que les gens adoptent généralement l’une des trois approches suivantes lorsque les individus valorisent leur parcours : le cadrage métaphorique, le « flesh-witnessing » ou la commémoration. Le cadrage métaphorique consiste à utiliser les métaphores disponibles dans le discours public pour structurer et donner un sens à son parcours. Par exemple, les gens pensent souvent que la maladie est un combat, avec un ennemi identifiable (le cancer) sur un champ de bataille (le traitement) et le but ultime est de vaincre l’ennemi. D’autres se considèrent comme des « survivants » une fois qu’ils ont vaincu leur ennemi et qu’il n’y a plus aucun signe de maladie. Cette utilisation de métaphores peut être socialement renforcée ou contestée étant donné que cette conceptualisation ne convient pas à tous, certains se sentant mal à l’aise avec les termes et métaphores utilisés ou avec la façon dont ils différencient les gens en fonction de leur état de santé.
Une autre approche est le « flesh-witnessing » : revendiquer une autorité et/ou une expertise basée sur son expérience personnelle. Elle prend généralement une des trois formes suivantes : transformationnelle, translationnelle ou transcendante. Les personnes qui s’engagent dans le flesh-witnessing transformationnel peuvent devenir des défenseurs des soins aux patients, en s’appuyant sur leur expérience personnelle et les connaissances acquises au cours de leur expérience. En d’autres termes, elles deviennent des experts grâce à leur expérience. Dans le flesh-witnessing translationnel, les personnes s’inspirent de leurs nouvelles connaissances et expériences pour faire face aux difficultés quotidiennes qui sont la conséquence de leur maladie, comme la gestion des demandes d’assurance maladie ou des interruptions de couverture. Enfin, ceux qui emploient le flesh-witnessing transcendant placent leurs expériences dans un contexte plus large, en se servant de leurs expériences personnelles dans des environnements sociaux et culturels plus vastes. En d’autres termes, ils apprennent à voir les aspects personnels et macroéconomiques de leurs expériences dans par exemple la correction des erreurs médicales et la création d’espaces sociaux pour les personnes atteintes de cancer.
La troisième approche est la commémoration. Cela signifie que les gens reconnaissent et rendent hommage aux souvenirs de leur expérience contre la maladie, en particulier aux étapes importantes et au soutien social qu’ils ont reçu. La commémoration d’étapes implique une reconnaissance et parfois une célébration des événements clés de leur expérience, comme la fin de la chimiothérapie ou de la radiothérapie. Par exemple, à l’hôpital M.D. Anderson, les patients sonnent une cloche à la fin de leur traitement de chimiothérapie. En commémorant les soutiens sociaux, les gens honorent les liens sociaux qu’ils ont développés ou entretenus tout au long de leur maladie, afin de reconnaître la valeur de ces liens. Les groupes de soutien aux personnes atteintes de cancer sont un exemple. Ils peuvent contribuer à créer un sentiment de solidarité et à réduire l’isolement social dont souffrent souvent les personnes atteintes de cancer. Ils offrent également un espace de discussion, qui permet aux personnes de surmonter leurs expériences et de discuter de sujets difficiles avec des personnes vivant des situations similaires.
Ces trois stratégies mettent en évidence la stabilité et le changement de parcours dans un contexte de service caractérisé par le traumatisme. Elles montrent que les personnes valorisent certains aspects plus que d’autres (par exemple, partager leurs expériences en tant qu’experts, commémorer des événements ou des personnes). Ces aspects ont de fortes implications pour les prestataires de services, qui peuvent soutenir la valorisation, par exemple en mettant à leur disposition des espaces où ils peuvent commémorer ces événements clés et les personnes vivantes ou malades via des sites web, des forums, des brochures et des espaces physiques. Les prestataires de services peuvent également soutenir le développement et le déploiement de l’expertise de ces personnes. Par exemple, les prestataires peuvent engager des « experts » dans le mentorat, la résolution des problèmes et la défense des intérêts. L’étude a également des implications pour les familles et les amis des personnes touchées par le cancer, dans la mesure où elle peut les aider à mieux comprendre les changements auxquels sont confrontés leurs proches tout comme leur désir de reconnaître et de célébrer les principaux souvenirs (les bons, les mauvais, comme les plus difficiles). En appliquant les principes du marketing dans un nouveau contexte, celui du diagnostic et d’un cancer avéré, les professeurs Trujillo Torres et Spence jettent les bases d’une recherche supplémentaire sur la valorisation dans les expériences et les services complexes.
Réferences
-
Bray, F., Ferlay, J., Soerjomataram, I., Siegel, R.L., Torre, L.A. and Jemal, A. (2018), Global cancer statistics 2018: GLOBOCAN estimates of incidence and mortality worldwide for 36 cancers in 185 countries. CA: A Cancer Journal for Clinicians, 68: 394-424. doi:10.3322/caac.21492
-
Torres, L. T., & DeBerry-Spence, B. (2019). Consumer valorization strategies in traumatic extraordinary experiences. Journal of the Academy of Marketing Science, 47(3), 516-531.