Avec Stefan Gröschl et Junko Takagi
Bien que la crise puisse inciter les entreprises à se retrancher dans leurs bonnes vieilles méthodes pour faire des affaires, Stefan Gröschl et Junko Takagi affirment plutôt que la crise actuelle appelle au changement.
« Pour surmonter des défis tels que ceux de notre époque, il faut vraiment se poser des questions, regarder les problématiques complexes dans une perspective plus globale et trouver de nouvelles solutions face à de vieux problèmes, explique le professeur Gröschl. Pour cela, il faut de la diversité, c’est-à-dire des gens qui peuvent observer les problèmes sous différents aspects, apporter de nouvelles perspectives et vraiment regarder les données dans leur ensemble. »
Il est admis qu’une organisation est capable de résoudre un problème donné grâce à une équipe avec peu de diversité. En revanche, une équipe homogène encourage une mentalité collective qui réduit le nombre de solutions proposées. Les entreprises commencent à comprendre qu’il existe de nombreuses manières différentes de résoudre un seul problème. Une équipe plus diversifiée peut être mieux placée pour réfléchir en-dehors des sentiers battus et parvenir à des solutions plus innovantes qui donneraient alors de meilleurs résultats. En même temps, il est plus facile de comprendre un phénomène sur le plan théorique que de mettre en pratique des idées nouvelles.
Le professeur Takagi voit dans la diversité la source de ce qu’elle appelle la flexibilité cognitive. « La flexibilité cognitive consiste à penser différemment les problèmes. Il y a plusieurs manières pour les entreprises de relever des défis, elles ont alors le choix. Quand ces choix conduisent à des échanges dans un groupe constitué d’individus différents, plusieurs portes s’ouvrent. »
Quelles sont les premières étapes pour renforcer la diversité dans une organisation ?
Si la diversité favorise l’innovation et la flexibilité cognitive dans les organisations, comment les entreprises peuvent-elles encourager une évolution culturelle en leur sein ? La première étape, cruciale, pour instaurer une stratégie de diversité est de reconnaître sa présence –ou son absence, le cas échéant- sous toutes ses formes. Comme l’indique le terme lui-même, il s’agit d’une notion comportant plusieurs aspects différents. Dans le cadre du management des organisations, elle rassemble tous les types de différences visibles entre les individus, dont le genre, la culture, l’âge, les capacités physiques, ainsi que la formation professionnelle et académique.
En outre, la diversité est une notion complexe qui concerne toutes les fonctions d’une organisation. « La diversité est partout et elle concerne tous les domaines, comme par exemple les fonctions telles que les achats, le développement de produits, et d’autres activités fondamentales pour les entreprises, où d’habitude on ne pense pas que la diversité puisse y jouer un rôle. »
La diversité est plus qu’un simple quota
Pour exprimer la notion de manière simple, le professeur Takagi ajoute : « pour simplifier, la diversité correspond à la différence. Plus particulièrement, ce sont les différences que nous avons tendance à ignorer. » Si certains disent que la discrimination liée au genre n’est plus un problème, ou ont atteint un quota signifiant le succès de la diversification de l’entreprise, cela signifie à coup sûr qu’un problème important est ignoré.
En fait, il ne s’agit pas simplement de chiffres. Pour prendre un exemple frappant, le professeur Takagi évoque la Norvège, qui a établi un quota de 40 % de diversité de genre pour les entreprises, il y a dix ans. La plupart des entreprises norvégiennes ont satisfait à cette demande. Donc, en termes de chiffres, les quotas ont été atteints. Est-ce que cela a résolu le problème de la diversité de genre ? Pas forcément.
Il faut voir d’où viennent ces femmes. Comment sont-elles perçues par les autres dans l’entreprise ? demande-t-elle. Cela dépend aussi de la manière dont les individus dans l’entreprise ont compris le phénomène. Les femmes sont certes concernées, mais cela s’étend aussi à la manière dont les hommes de l’entreprise vont interpréter ce changement. C’est dans ce genre de situation que l’on a besoin de la flexibilité cognitive ou de changements de perception, sans quoi les « étrangers » continuent à être perçus comme des alibis et des personnes affublées d’une différence, et il n’y a pas d’impact concret de cette politique.
Bien que le professeur Takagi ne se sente pas à l’aise avec la notion d’inclusion ou d’exclusion « car cela crée une barrière entre nous et les autres », elle déclare qu’il est essentiel de mettre en place un programme d’intégration.
Selon le professeur Gröschl, les entreprises qui cherchent à créer une meilleure intégration et une valeur ajoutée par la collaboration entre des équipes différentes doivent avoir une stratégie. « Si ces initiatives n’ont pas été mûrement réfléchies, au lieu de créer de la solidarité, elles peuvent créer de la compétition entre des groupes d’intérêts concurrents. Si une minorité utilise son réseau pour améliorer sa propre position au sein de l’organisation, il ne s’agit pas d’une culture intégrée, mais cela crée différents groupes d’intérêt qui ne contribuent pas au succès global de l’entreprise ou de ses objectifs.
Pour citer un exemple de mise en œuvre réussie, dans les années 1990 IBM a cherché à créer des réseaux pour ses différents groupes minoritaires, dont les femmes et les personnes handicapées, et s’est penché sur la manière dont ces groupes pourraient utiliser leurs connaissances et leurs expériences propres pour mener à bien les objectifs de l’entreprise. IBM a bénéficié du point de vue des personnes handicapées lors de la mise en place des normes d’accessibilité, ce qui lui permit de rester à la pointe du progrès dans ce domaine. Les femmes apportèrent un point de vue intéressant sur l’entreprenariat, surtout depuis que de nombreux entrepreneurs sont des femmes et des personnes issues de groupes ethniques minoritaires. »
La création d’un environnement de coopération, où les individus peuvent être proactifs, est la clé pour encourager l’esprit d’innovation dans différentes organisations. En fait, la créativité et l’innovation développées permettent de répondre plus activement aux nouvelles demandes du marché, ce qui influe en fin de compte sur les rentrées d’argent.
Il faut revoir les stratégies de recrutement
Il est clair que la diversification de la main d’œuvre passe par la stratégie de recrutement des entreprises. Il ne s’agit pas seulement de créer une diversité culturelle, mais aussi d’avoir une diversité de mentalités. Comme l’explique le professeur Takagi, « dans le cadre de l’efficacité recherchée par de nombreuses entreprises, le recrutement de diplômés d’un petit nombre d’écoles et de disciplines académiques a été un modèle qui a fait ses preuves dans le passé. Mais cette manière de fonctionner ne donne pas de nouvelles perspectives pour aborder et résoudre un problème. La crise nous montre qu’il est temps d’en chercher d’autres, et la diversité peut être un facteur déclenchant pour découvrir de nouvelles manières de considérer un problème.
Le professeur Gröschl rajoute que ce sont surtout les entreprises françaises qui ont maintenu leur attention sur le bagage intellectuel de leurs recrues. « Ce système, où quand vous avez fait des études de commerce vous faites du commerce, si vous avez fait des études sciences sociales vous serez dans les sciences sociales, crée un marché du travail très pragmatique, sectoriel et rigide. Non seulement il rend la mobilité professionnelle très difficile, mais il a aussi entraîné une réelle absence de diversité dans certaines des entreprises françaises les plus réputées.
Les stratégies de recrutement habituelles entraînent une routine de pensée qui réduit la capacité de remise en question des pratiques. Laurent Bibard, professeur à l’ESSEC, appellerait cela la « mise sous silence des organisations ».
En effet, les défis auxquels nous sommes confrontés actuellement demandent une compréhension globale et pluridisciplinaire. « Les entreprises doivent revoir leurs stratégies de recrutement et chercher plus activement à recruter des personnes venant de disciplines jusque là peu considérées, comme les sciences sociales, la philosophie, la psychologie, etc., suggère le professeur Gröschl. « Ces disciplines apprennent aux étudiants à se poser des questions. Ce type de recrutement a déjà été testé avec succès dans les pays anglo-saxons. »
Le leadership responsable : « agir bien » et « agir correctement »
Pour accueillir une main d’œuvre diverse, il faut un changement culturel. Pour ce faire, les entreprises doivent aller au-delà de la notion de diversité et explorer de nouveaux modèles de leadership.
« En définitive, les entreprises doivent créer des leaders responsables, explique le professeur Gröschl. Il s’agit d’un leadership qui veut bien faire pour les rentrées d’argent mais aussi qui veut faire du bien ; un leadership qui considère la maximisation des bénéfices comme un moyen plutôt que comme une fin. »
En revanche, les initiatives pour encourager le leadership responsable sont restées jusqu’à présent au stade embryonnaire. En fait, les initiatives de responsabilité sociétale des entreprises et les programmes de diversité ont été surtout conduits par le département des ressources humaines, tandis que les dirigeants d’entreprises cherchent d’abord et avant tout à la maximiser les profits et la valeur actionnariales. D’un point de vue global, les problèmes actuels demandent une réponse collective. La crise actuelle est un appel pour un leadership plus responsable, qui considère la maximisation des bénéfices non plus comme un but en soi mais comme un moyen pour atteindre d’autres buts.
« En revanche, si vous voulez vous assurer du succès d’une stratégie de diversité, il faut qu’il y a un leadership d’entreprise, explique le professeur Gröschl. Le PDG est celui qui doit vendre tout type d’initiative socialement responsable, dont la diversité. Si vous travaillez uniquement selon une perspective de ressources humaines, vous n’allez pas réussir. Vous devez être au clair sur vos motivations et sur les méthodes employées ; vous devez également le communiquer jusqu’à vos employés de base. »
Le professeur Takagi rajoute à cela un besoin d’évolution dans la culture d’entreprise : « les entreprises doivent mettre ce type de responsabilité dans leurs pratiques quotidiennes afin de contribuer non seulement aux recettes de l’organisation, mais aussi à une évolution sociétale plus vaste.
« L’Oréal par exemple, un partenaire de la chaire, s’est rendu compte que sa politique de solidarité, qui s’assurait de la diversité des fournisseurs, avait des aspects de politique de diversité, explique-t-elle. Ce qui est intéressant, c’est qu’ils n’ont pas commencé ainsi. Au contraire, pour réaliser ce projet, l’Oréal a dû passer par la diversité. Cette notion a fini par faire partie de leur culture. »
Aujourd’hui la réalité est que de nombreuses entreprises ne pensent pas encore de cette manière. Néanmoins, les rentrées d’argent sont ce qu’elles sont et les entreprises doivent maintenir leur compétitivité. Tout en gardant l’objectif de faire des rentrées d’argent conséquentes, les entreprises devraient garder une place pour prendre en compte des alternatives et faire évoluer la culture d’entreprise existante.
En un sens, la Chaire de l’ESSEC Leadership et Diversité agit comme un moteur pour encourager cette notion de flexibilité cognitive dans les organisations. Comme l’explique le professeur Takagi, notre rôle est de proposer des alternatives. Dans nos recherches, nous avons plus de liberté, de temps et d’espace que les dirigeants pour réfléchir à ces sujets. Ils nous soutiennent pour donner à ce type de réflexion un terreau où se développer. »
Regardez l’interview en vidéo de Stefan Gröschl :
Uncertainty, Diversity and the Common Good: Changing Norms and New Leadership Paradigms
Diversity Quotas, diverse Perspectives: The Case of Gender
Diversity in the Workplace