Les 7 et 8 juin derniers, le Professeur de management et de philosophie Laurent Bibard s’est rendu à une conférence au Parlement européen dédié au philosophe Alexandre Kojève (1902-1968). Le Centre de recherche de l’ESSEC a participé à l’organisation de l’événement, dont l’ESSEC Business School est l’un des principaux partenaires.
Alexandre Kojève est un des philosophes les plus importants du XXème siècle. Pourtant, il a publié peu d’ouvrages de son vivant, mais il a laissé à sa mort des milliers de pages non-publiées. On peut décrire sa vie en trois grands moments. Il est d’abord le premier à introduire la pensée du philosophe allemand Hegel en France, gagnant à l’occasion de cette introduction une immense notoriété. Parmi ses étudiants, on trouve Raymond Aron, Maurice Merleau-Ponty, Georges Batailles, Jacques Lacan, etc. Deuxièmement, Kojève est résistant durant la Seconde Guerre Mondiale. Et il est enfin fonctionnaire à la DREE (Direction des Relations Économiques Extérieures) de 1945 à 1968 période pendant laquelle il a contribué de façon substantielle à la construction de la Communauté Économique Européenne et aux accords du GATT. En d’autres mots, Kojève était beaucoup plus qu’un simple philosophe de renom, il fut aussi un des bâtisseurs les plus influents de l’Europe, en particulier grâce à ses qualités remarquables de négociateur.
Depuis son origine, l’ESSEC Business School est ancrée dans l’héritage de l’humanisme européen. Il serait d’ailleurs plus adéquat de parler de culture européenne. La culture européenne est constituée à partir de deux racines fondamentales: le judaïsme d’un côté, et la philosophie grecque de l’autre. Le christianisme et l’islam ont émergé sur la base d’une forme de tension existant entre ces deux bases de la culture européenne et occidentale, la juive et la grecque.
La philosophie permet de faciliter la compréhension de ses racines - la Chrétienté et l’Islam en faisant évidemment partie - mais elle le fait en vue de comprendre les enjeux de la culture contemporaine. C’est ce que Kojève fit en tant que philosophe: sa pensée présente un éclairage particulièrement important du passé européen et occidental pour nos vies et notre action contemporaines. Contrairement aux apparences, Kojève ne s’intéresse pas au passé pour le passé, au contraire. Il se penche sur ce qui a été pour favoriser les meilleurs choix pour le futur, et notamment, sur le plan politique, pour rendre l’Europe assez forte pour demeurer - ou redevenir - l’un des plus importants acteurs de ce que nous appelons maintenant mondialisation. Dans un article intitulé L’Empire latin, il insiste sur le rôle géopolitique de l’Europe et son lien particulier avec l’Afrique du Nord, en s’engageant pour la construction d’une Communauté Européenne pleine de sens et puissante. Nous savons tous que l’Europe fait actuellement face à son destin : la question migratoire nous fait nous questionner sur les anciennes traditions européennes de l’accueil, et la relative atonie du déploiement de la religion chrétienne majoritaire est mise au défi par la vivacité d’autres religions comme l’Islam. Dans ce même contexte, on attend aussi de l’Europe qu’elle adopte une position claire sur le conflit Israélo-palestinien, tout en évitant l’invasion de la culture chinoise, vue comme une alternative plus menaçante que la culture américaine.
Alimentant depuis toujours une réflexion sur la place et le rôle des affaires dans la société, l’ESSEC joue un rôle déterminant dans la prise en compte de ce qu’on peut appeler les affaires ou le business « in society ». L’école n’a jamais limité ses enseignements, tous programmes confondus, à la simple transmission d’outils managériaux. L’ESSEC Business School a toujours considéré qu’il était de son devoir d’offrir à ses étudiants les outils pour comprendre les enjeux sociaux, économiques et politiques à la fois dans leur ensemble et sur le long terme. Nous savons à l’ESSEC, que lorsque les acteurs des mondes économique, social et politique se focalisent exclusivement sur le court-terme et qu’ils perdent alors la capacité à prendre du recul et de comprendre globalement leur situation, ils sont tôt ou tard conduits à l’échec – sur le plan économique comme sur celui de l’éthique et du sens. Il est indispensable d’apprendre à tout niveau des formations, aux étudiants et aux participants à prendre du recul, pour identifier les bons problèmes, au bon moment, et au bon endroit. C’est pourquoi nous essayons d’offrir à nos étudiants une éducation aussi riche et complète que possible. Dans les faits, les étudiants, tous âges confondus, sont tous demandeurs d’une telle expérience d’apprentissage.
J’ai personnellement suivi un double-cursus, en Management et en Philosophie, et j’ai toujours été convaincu de la nécessité d’être assez agile pour être efficace en réagissant de manière ajustée aux situations sur le court-terme, et en même temps d’être capable des questions les plus pertinentes et indispensable concernant les enjeux de long terme. Mon intention en tant que professeur chercheur à l’ESSEC et consultant, est de contribuer du mieux que je peux à ces deux objectifs qui constituent la tension la plus sensible de la vie en entreprise. Mes travaux sur la pensée et l’action d’Alexandre Kojève m’y ont considérablement aidé, car Kojève mettait en permanence en pratique sa compréhension du monde. Etudier sa pensée, apprendre de ses échanges avec d’autres penseurs de son temps (notamment Leo Strauss, 1899-1974) et de ses actions concrètes, est particulièrement fertile et utile, humainement comme techniquement.
Alors que l’ESSEC Business School souhaite offrir à ses étudiants un socle humaniste solide pour être à la fois plus humain et plus performant en entreprise, il était particulièrement important de participer à la conférence sur Kojève à Bruxelles au début du mois de juin 2018. J’ai été très honoré d’y représenter l’ESSEC, en particulier au cours de deux tables rondes consacrés aux relations entre pensée et politique pour l’une et à la question des genres pour l’autre.
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Pour en savoir plus : www.europekojeve2018.eu