Vous souvenez-vous de votre premier LEGO® ? Vous a-t-on déjà offert un Meccano® ?C’est très probablement le cas !
Fermez les yeux maintenant et imaginez... Vous ouvrez la boîte et à votre surprise vous n’y trouvez qu’un seul type de briques. Quelle frustration, quelle déception ! C’était simplement pour le plaisir car cela ne risque pas d’arriver ! Si on ne dispose que d’un seul type de briques pour construire, produire ou créer un objet, un animal, un être humain, on se rend assez vite compte des limites. Les combinaisons s’épuisent rapidement. Le jeu perd tout son intérêt. Il va sans dire que plus nous avons de briques à notre disposition, plus important est le nombre de combinaisons possibles. Il y a les réalisations que le constructeur nous propose afin qu’on se familiarise avec le jeu, qu’on “l’apprivoise”, mais il y a aussi l’imagination, cette imagination qui nous conduit vers des réalisations personnelles, bien plus belles que celles qui nous sont proposées.
Amazon.com vs FNAC-DARTY, vraiment ?
On parle ces derniers temps de la bataille à laquelle se livrent les enseignes de la distribution. On conjugue souvent les noms d’Amazon.com et de FNAC-DARTY. L’entreprise de commerce électronique est aussi un des géants du Web (ou GAFA) tandis que FNAC-DARTY est un leader européen de la distribution (de biens culturels, de loisirs, de produits techniques et d’électroménager). L’entreprise n’est présente que dans 10 pays (européens). De son côté, Amazon.com est présent dans 15 pays. Dans une telle configuration où le déséquilibre n’est que trop évident, on se dit que FNAC-DARTY ne constitue pas une vraie menace pour le géant américain. Mais ce serait une approche un peu trop naïve et simpliste du problème. Du point de vue d’une analyse stratégique, les choses ne sont pas aussi évidentes, elles ne le sont jamais. Revenons à notre histoire de LEGO®. L’entreprise disposant d’un ensemble important de briques différentes aura un avantage considérable sur les concurrents. Celui qui a moins a tout simplement moins ; moins de possibilités, moins de combinaisons. Sa marge de manoeuvre pour construire la proposition de valeur la plus adaptée aux attentes des consommateurs ciblés est donc de fait réduite.
Des briques, oui, mais pas n'importe lesquelles
Fermons les yeux une nouvelle fois et examinons maintenant les briques dont disposent les deux entreprises précitées, les briques qu’elles peuvent et doivent éventuellement mobiliser pour mieux satisfaire leurs clients. Un site marchand pour les deux, chacun associé à un réseau de vendeurs indépendants (une marketplace). Faut-il rappeler que Amazon.com ne dispose pas d’un ensemble de magasins, alors que le parc français de la FNAC-DARTY est composé de plus de 500 magasins dont certains sont aujourd’hui des FNAC avec des rayons Darty. A l’évidence, le groupe FNAC-DARTY a à sa disposition un ensemble de briques plus diversifiées que son concurrent Amazon.com ; FNAC-DARTY peut construire des combinaisons qui ne sont pas à la portée de son concurrent ; des combinaisons potentiellement très désirables par les clients. Prenons cet exemple : un client pressé passe une commande en ligne et décide de se faire livrer chez lui, très bien, mais il peut tout aussi bien décider de retirer son achat dans un magasin. Ainsi, il obtient les conseils d’un vendeur, fait un achat suite aux conseils et l’expertise dudit vendeur ou peut-être même achète d’autres produits associés qui lui sont recommandés. De plus, il peut choisir de se faire livrer chez lui. Cependant, ne soyons pas dupes, le client peut profiter de ce service qui lui est offert et aller malgré tout acheter chez le concurrent si celui-ci propose des conditions plus attractives.
Le lecteur pourra explorer la composition des écosystèmes des entreprises. L’écosystème ne s’arrête pas au nombre et à la diversité des vendeurs indépendants sur le marketplace ou au nombre et à l’emplacement des magasins. Il est également composé des points relais et des consignes mises à la disposition des clients pour faciliter l’accès aux produits commandés. Il est composé de bien d’autres briques encore que nous n’aurons pas le temps d’aborder ici. L’entreprise dont l’écosystème est le plus diversifié dispose donc d’un avantage potentiel sur ses concurrents.
Cet avantage, il faut bien le souligner, n’est que potentiel ! Pour tirer un avantage de la diversité des briques à sa disposition, l’entreprise devra disposer des « bonnes briques » . Toutefois, la diversité seule ne constitue pas un avantage. L’entreprise doit à la fois avoir sous la main les bonnes briques, celles qui vont bien, mais aussi elle devra être en mesure de les assembler afin de produire une combinaison génératrice de valeur pour ses clients. Elle devra également se préoccuper de l’obsolescence de certaines briques. Regardons les choses en face et posons-nous les bonnes questions. Si l’on souhaite demain acheter une télévision, quel distributeur « emportera » notre confiance ? Un vendeur de la FNAC ou bien le robot conversationnel d’Amazon.com doté d’une connaissance intime de nos aspirations !
Les briques de demain
Si certaines composantes du futur paysage des affaires semblent se mettre en place doucement, comme les robots conversationnels, les entreprises ajustent aussi leur position dans le court terme. Il faut survivre aujourd’hui pour pouvoir encore batailler demain. Il n’est donc pas surprenant de voir Rakuten (anciennement PriceMinister) et Boulanger mettre rassembler leurs briques de Lego. Dans le domaine de la distribution alimentaire où la bataille ne fait que commencer, les partenariats entre les spécialistes du digital et les enseignes physiques s’établissent : Carrefour et Walmart s’associent avec Google, Walmart a fait l’acquisition de l’indien Flipkart, Amazon.com a mis la main sur Whole Foods et annonce un partenariat en France avec Monoprix.
Que nous apprend la théorie ?
Et bien la théorie - ici je fais référence à l’approche des systèmes complexes développée par la Chaire Edgar Morin de la complexité de l’ESSEC - confirme cette intuition. Cependant, l’approche présentée par la chaire met en évidence plusieurs points de vigilance. En premier lieu, il importe de s’attacher à la construction des liens entre les briques : autrement dit, le « ciment » entre les briques est aussi un facteur de succès. Mais ces travaux nous apprennent également que des liens entre certaines briques peuvent être une source de difficultés, parfois temporaires, auxquelles une entreprise doit se préparer. Le format de cette tribune ne me permettant pas d’exposer les développements théoriques, je vais donc exprimer ce point de vigilance en utilisant une analogie. Pour faciliter le passage en caisse, certaines enseignes proposent à leurs clients de scanner leurs achats et de se présenter à une ou plusieurs caisses réservées. Comme les produits sont déjà scannés, le délais d’attente en caisse devrait théoriquement être plus court. Mais, si le délai d’attente est plus court pour moi, il l’est alors pour tous les autres clients. Théoriquement, ce constat conduit à un engorgement des caisses acceptant les scannettes. Cela s’oppose à l’intention initiale. Les clients s’en rendent compte et commencent à déserter ce dispositif. La nouvelle brique ne produit pas alors les bénéfices espérés. Dans les écosystèmes fréquentés par de très nombreux clients, la promesse de qualité peut être annulée par des phénomènes de congestion. La capacité du réseau devient alors une dimension critique dans le maintien de la qualité de service.