Avec ESSEC Knowledge Editor-in-chief
Un cadre pour mesurer la performance organisationnelle dans les organisations complexes
Mesurer la valeur n’est pas toujours évident, en particulier dans les organisations complexes : les parties prenantes ont des points de vue différents, parfois contradictoires, et de multiples perspectives et facteurs doivent être pris en compte. Dans une nouvelle étude publiée dans Accounting, Organizations and Society, Veronica Casarin, Professeure Assistante de Comptabilité et de Contrôle de Gestion à l'ESSEC, propose un modèle théorique pour la prise en compte et la médiation des valeurs multiples et conflictuelles inhérentes aux organisations complexes. Elle a étudié le cas des incubateurs de startups, qui fournissent aux jeunes entreprises les ressources nécessaires à leur développement. L'une des principales préoccupations des incubateurs technologiques concerne la production et l'évaluation de l'innovation, notamment dans le domaine des sciences de la vie.
La valeur de l'innovation peut prendre de nombreuses formes : sociale, économique, développementale, financière... ce qui complique l'élaboration d'une définition unique de la valeur. Des recherches antérieures (1) se sont penchées sur la question de l'évaluation des entreprises et sur la manière dont les différents analystes financiers établissent des ensembles distincts d'associations sociocognitives entre différentes "catégories", "analogies" et "mesures" pour parvenir à leurs estimations de la valeur d'une entreprise. Ces associations sont appelées "cadres calculatoires" (calculative frames).
La professeure Veronica Casarin élargit l'applicabilité du cadre calculatoire (calculative frame) du simple contexte de l'évaluation d'une entreprise à la mesure des performances dans les organisations complexes. L'idée est de tirer parti de sa capacité à conceptualiser le compromis dans des sites où les valeurs sont contradictoires. À cette fin, elle reformule les composantes "analogie" et "catégorie" en "métaphores fondamentales" (root metaphors) et "principes de grandeur" (principles of worth), respectivement. Finalement, cette manière de penser offre un moyen d'interpréter les activités de l'incubateur technologique et la façon dont leurs valeurs multiples sont médiatisées par des calculs comptables, c'est-à-dire des mesures de performance.
Il existe plusieurs métaphores fondamentales dans le cas des incubateurs technologiques. Par exemple, elles sont une organisation dédiée au bien-être public (par opposition au profit). Mais elles peuvent également être considérées comme des investisseurs dans un contexte plus capitaliste, ce qui entre en conflit avec la première métaphore. Lorsque ce type de conflit se produit, il peut être difficile de classer les incubateurs dans une forme de valeur unique. À leur tour, ces différentes métaphores de l'incubation ont une incidence sur le choix des indicateurs de performance à utiliser pour évaluer la valeur. Ainsi, la troisième composante du cadre calculatoire à savoir les indicateurs clés (key metrics), joue un rôle important dans la matérialisation de la valeur, en la rendant visible. Par exemple, pour un incubateur technologique, il peut s'agir du nombre d'emplois et d'entreprises créés ou du montant des fonds externes attirés. En prenant ces trois éléments ensemble, la professeure Veronica Casarin réconcilie les éléments sociocognitifs (métaphores fondamentales et principes de grandeur) et les éléments calculatoires (indicateurs clés) et les applique conjointement pour mettre en lumière la façon dont le compromis se forme lorsque des valeurs multiples s'affrontent.
Le cas des incubateurs technologiques
La professeure Veronica Casarin a développé son modèle de cadre calculatoire en s'appuyant sur des données provenant de sept incubateurs technologiques au Royaume-Uni. Ces incubateurs avaient des structures différentes, mais il s'agissait principalement de sociétés limitées par des garanties, ce qui signifie que tout bénéfice généré doit être affecté à leur mission principale et non partagé entre les membres. Une seule était "limitée par des actions", autrement dit les bénéfices pouvaient être partagés entre les actionnaires. Elles reçoivent également des fonds de différentes sources, ce qui signifie qu'elles ont différents types de parties prenantes. Ces différentes structures peuvent à leur tour avoir un impact sur la façon dont la performance de l'incubateur est mesurée.
Pour comprendre les pratiques de mesure des performances des incubateurs, la professeure Veronica Casarin a mené une série d'entretiens approfondis avec des managers d'incubateurs, des fondateurs de startups, des scientifiques et des investisseurs institutionnels. Elle a également analysé des documents internes de certains des incubateurs, notamment des documents budgétaires, des plans financiers, des rapports financiers et stratégiques et des rapports d'audit.
Analyse de la valeur
L'analyse des données a permis de dégager quatre cadres calculatoires: le bien-être public, la viabilité financière, l'investissement et la qualité de l'innovation.
Dans le cadre du bien-être public, les incubateurs sont considérés comme une "municipalité" : ils créent des emplois pour l'économie locale et, en tant que tels, apportent une valeur ajoutée. Cela peut contribuer à générer de la richesse pour la communauté et à rentabiliser l'investissement des contribuables grâce à cette valeur ajoutée. La professeure Veronica Casarin constate que cette valeur est généralement calculée en examinant les "indicateurs clés régionaux" : le nombre d'emplois créés et de start-ups aidées, et la manière dont les incubateurs atteignent les objectifs fixés pour ces indicateurs. Par exemple, un incubateur financé par l'Union Européenne a créé plus de 1 600 emplois en dix ans, alors qu'il s'était fixé pour objectif d'en créer 1 000, dépassant ainsi son objectif de création d'emplois.
La viabilité financière considère l'incubateur comme une "entreprise", ce qui signifie qu'il doit agir comme une entité autosuffisante et maintenir sa santé financière au fil du temps. Les indicateurs clés de ce cadre comprennent les revenus locatifs, les coûts d'exploitation et la croissance.
Le cadre de l’investissement traite l'incubateur comme un "investisseur", ce qui signifie qu'il peut créer son propre véhicule d’investissement pour fournir des fonds et investir ensuite dans les startups incubées. Les indicateurs clés sont le retour sur investissement, les valorisations à la sortie et les étapes financières.
Enfin, dans le cadre de la qualité de l'innovation, l'incubateur est un "laboratoire scientifique". Les incubateurs technologiques peuvent être basés dans des universités et s'engager dans la production de connaissances et de recherches scientifiques de pointe. Il peut être difficile de quantifier la qualité de l'innovation, mais la professeure Veronica Casarin constate que les mesures habituelles se rapportent à la production de propriété intellectuelle, qui comprend les brevets et les droits d'auteur.
Médiation des conflits à l'aide d'outils comptables
Parfois, ces cadres calculatoires peuvent entrer en conflit, comme dans le cas de la viabilité financière et de la qualité de l'innovation. L'innovation scientifique peut être une démarche risquée sur le plan financier, et l'introduction de flux de revenus stables, tels que les revenus locatifs provenant de locataires qui fournissent des services aux startups, peut s'avérer judicieuse sur le plan financier. Toutefois, ces cadres conduisent à des priorités contradictoires lorsqu'il s'agit d'allouer des ressources. La professeure Veronica Casarin estime que l'examen d'outils comptables tels que les budgets et les indicateurs de mesure de la performance peut aider à comprendre comment un compromis est trouvé entre les deux cadres calculatoires conflictuels. De même, des compromis peuvent être trouvés entre les autres cadres calculatoires, par exemple en examinant comment les excédents sont utilisés pour arbitrer le conflit entre la viabilité financière et le bien-être public.
A retenir
Pris dans leur ensemble, les travaux de la professeure Veronica Casarin contribuent à fournir une nouvelle perspective, à savoir les cadres calculatoires, pour interpréter la manière dont, dans les entreprises, des valeurs multiples, et parfois conflictuelles, sont maintenues ensemble sous forme de compromis. L'utilisation de cadres calculatoires et l'introduction de calculs comptables en tant que "médiateurs" entre ces cadres laissent entrevoir un nouveau rôle pour la mesure de la performance. Traditionnellement, les outils comptables tels que les mesures de performance sont considérés comme des "machines à munitions" (2) ou soutiennent des positions dominantes dans les organisations. Dans son travail, la professeure Veronica Casarin avance que les outils comptables peuvent fonctionner comme des dispositifs plus inclusifs pour la médiation de valeurs multiples, pour l'apaisement des conflits par la création de solutions de compromis.
Les entreprises modernes sont confrontées à des demandes multiples et souvent contradictoires de la part de leurs parties prenantes. Ce cadre s'agit d'un outil utile pour comprendre comment les entreprises quantifient la “valeur”, en particulier dans le domaine de l'innovation, et comment il est possible de parvenir à un compromis entre des valeurs multiples.
Pour en lire plus
Casarin, V. (2023). Calculative frames, compromising metrics, and the multiple values of innovation: The case of technology incubation in the UK. Accounting, Organizations and Society, 111, 101479.
Références
1. Beunza, D., & Garud, R. (2007). Calculators, lemmings or frame-makers? The intermediary role of securities analysts. The Sociological Review, 55(2_suppl), 13-39.
2. Burchell, S., Clubb, C., Hopwood, A., Hughes, J., & Nahapiet, J. (1980). The roles of accounting in organizations and society. Accounting, Organizations and Society, 5(1), 5-27.