Cet article est extrait du travail de recherche The Validity of Auditor Industry Specialization Measures par Sophie Audousset-Coulier (Concordia University), Anne Jeny (ESSEC), et Like Jiang (Melbourne University), publié dans Auditing: A Journal of Practice and Theory, 2016. Cette recherche était finaliste aux « Prix académique de la recherche en management » organisé par ConsultinFrance (ex Syntec).
Les auditeurs spécialistes d’un secteur sont définis comme les auditeurs ayant développé une expertise sectorielle et sont de ce fait capables de fournir des audits de haute qualité et des services plus efficaces à leurs clients. La spécialisation sectorielle des auditeurs est un sujet majeur au sein de la littérature académique en audit, mais également pour les praticiens. Elle est un facteur important du choix des auditeurs par les entreprises auditées (GAO 2008).
Au fil des ans, les chercheurs ont développé de nombreuses mesures de la spécialisation sectorielle des auditeurs (ISP). Elles se classent selon deux grandes approches : les mesures fondées sur les parts de marché, et les mesures fondées sur les portefeuilles de clients. Au sein de chacune de ces approches différentes variables sont utilisées pour mesurer les parts de marché des auditeurs en fonction de la disponibilité des données (ex. : les honoraires d’audit, la taille des clients, le nombre de clients…).
Des incohérences dans la désignation des auditeurs en tant que spécialistes
Notre article cherche à comparer 30 mesures différentes de la spécialisation sectorielle des auditeurs, utilisées par les travaux empiriques antérieurs, sur un échantillon de données américaines couvrant la période 2000-2010, afin de de tester la validité interne et externe de ces mesures. Nous étudions dans un premier temps le niveau d’association interne entre les 30 mesures d’ISP pour savoir si elles désignent les mêmes auditeurs comme spécialistes d’un secteur. Nous testons ensuite le niveau d’association externe entre ces 30 mesures en estimant la propension des différentes mesures à produire les mêmes effets sur le niveau des honoraires d’audit et sur la mesure de la qualité de l’audit.
Nos résultats montrent que l'utilisation de ces différentes mesures produit des incohérences dans la désignation des auditeurs en tant que spécialistes. A partir de modèles de détermination des honoraires d’audit et de la qualité des résultats comptables, nous montrons également que ces incohérences ont un effet significatif sur les conclusions tirées des modèles utilisant différentes mesures de spécialisation.
Nous concluons que les mesures de spécialisation sectorielle présentent un degré de validité interne et externe des construits faible. Ce résultat représente un véritable défi de mesure pour les chercheurs et questionne la solidité des résultats empiriques antérieurs sur la spécialisation industrielle des auditeurs comme mesure de la qualité de l’audit.
Une contribue à la littérature académique à plusieurs niveaux
Tout d'abord, la comparaison systématique entre les 30 mesures de spécialisation sectorielle sur un échantillon important (35 288 observations), et sur une période de temps longue (10 ans), fournit une analyse à grande échelle des incohérences de classification produites par l'utilisation de diverses méthodologies pour désigner les auditeurs comme spécialistes d’un secteur.
Deuxièmement, comme l’information sur les honoraires d’audit n’est pas toujours disponible (selon les contextes réglementaires), la comparaison des différentes mesures de spécialisation que nous publions est d'une grande pertinence pour des recherches internationales ou longitudinales qui n’utilisent pas les honoraires d’audit pour mesurer la spécialisation. En effet, l’un des résultats important de notre recherche est que l'utilisation de la taille du client comme proxy de la spécialisation au lieu des honoraires d’audit produit des résultats significativement différents et remet en cause la validité d'une telle substitution.
Aider différents acteurs dans leurs décisions managériales
Les approches fondées sur les parts de marché sont positivement associées avec les primes d’honoraires d’audit, certainement parce qu’elles mesurent une plus grande qualité de l’audit et leur réputation ou le pouvoir de négociation de l’auditeur. En revanche les approches fondées sur le portefeuille de clients sont associées avec des réductions d’honoraires, vraisemblablement parce qu’elles mesurent des économies d’échelles.
Enfin, notre étude montre que les écarts de classification obtenus avec l'utilisation de nos 30 variables de spécialisation sont importants et suffisamment grands pour influencer les résultats statistiques de l'estimation de l'effet de la spécialisation sectorielle sur les modèles d’estimation des honoraires d’audit et de la qualité de l’audit.
Nos résultats peuvent également aider différents acteurs dans leurs décisions managériales. Ils peuvent en effet éclairer les cabinets d’audit dans le choix de leur portefeuille de clients, leur stratégie de développement d’expertise sectorielle, ainsi que dans leur positionnement sur le marché. Affiner la mesure de la spécialisation sectorielle peut également aider les clients dans le choix de leur auditeur. Enfin, les organismes de normalisation peuvent utiliser de façon plus pertinente ces mesures dans leur analyse du risque de monopole sur le marché de l’audit légal et comprendre comment les cabinets d’audit de taille moyenne et petite pourraient atteindre certains niveaux de spécialisation sectorielle.
Le concept de spécialisation sectorielle est un concept important, mais également complexe. La question de sa mesure se révèle de ce fait stratégique. D’autres recherches pourraient aider à mieux appréhender cette question, comme par exemple la compréhension de comment la spécialisation sectorielle est mise en pratique dans les cabinets et quels sont ses effets sur la qualité et le coût d’un audit au sein de ces cabinets. Un accès aux données quantitatives et qualitatives des cabinets d’audit et de leurs clients seraient d’un grand bénéfice pour les chercheurs intéressés par le sujet de la spécialisation sectorielle des auditeurs.