Analyse par Luc Paugam, Christof Binder et Henri Philippe.
En 1999, le groupe Kering (alors PPR) entre dans le monde du Luxe en prenant une participation au capital de Gucci, et intègre dans son périmètre une marque emblématique : Yves Saint Laurent. Pour Kering comme pour d’autres grands groupes français, les marques occupent une place bien particulière. Dans le secteur du luxe mais aussi dans ceux des biens de consommation courants, ou encore dans celui des communications, les grandes marques des groupes français sont déployées dans le monde entier. Les portefeuilles de marques détenus par des groupes comme Sanofi, LVMH, L’Oréal, Accor, Pernod Ricard, BIC, Orange ou encore SEB, pour n’en citer qu’une poignée, confèrent aux groupes qui les contrôlent un avantage économique et stratégique décisif au niveau mondial.
Une marque permet d’écouler davantage de biens ou de réaliser plus de services à des prix supérieurs à des produits dits « génériques ». Elle crée une rentabilité économique incrémentale pour l’entité qui la contrôle. S’il est généralement reconnu que les marques semblent être au cœur des stratégies des grands groupes français, existe-t-il une spécificité française en matière de marques ? Que peut-on dire des caractéristiques principales des marques détenues par les groupes français ?
Il est aujourd’hui possible d’étudier les spécificités françaises à l’aide de transactions financières réalisées par les grands groupes cotés impliquant l’acquisition de marques. En effet, ces groupes appliquent les normes comptables internationales en matière d’information financière : les IFRS. Ces normes exigent que les sociétés acquéreuses communiquent l’estimation de la valeur des actifs acquis, y compris celle de marques comprises dans l’acquisition d’une société.
La base de données MARKABLES regroupe l’information issue de plus de 8 200 transactions réalisées dans le monde entier. Une étude approfondie de 317 transactions françaises permet de dégager un certain nombre de tendances spécifiques à la France. Ces transactions comprennent d’une part l’acquisition de marques françaises et d’autre part les marques étrangères achetées par les groupes français.
Les acquisitions significatives de marques françaises par des groupes étrangers comprennent, notamment, les biscuits LU, Conforama, Yoplait et Saint Hubert. On pourrait s’attrister de les voir ainsi passer sous contrôle étranger. Néanmoins, les groupes français ont, sur la même période, obtenu le contrôle de plusieurs marques étrangères emblématiques, notamment dans le secteur des spiritueux (Ballantine’s et Absolut), des équipementiers sportifs (Puma), de la nutrition clinique (Nutricia) ou encore des bijoux (Bulgari).
La France génère le surplus économique le plus élevé du monde en matière de marques
De 2005 à 2014, les groupes français ont investi plus de 43,8 milliards de dollars dans l’acquisition de marques étrangères alors que les groupes étrangers n’ont investi que 11,3 milliards de dollars dans l’acquisition de marques françaises. La valeur des marques entrant dans le périmètre des groupes français excède la valeur des marques françaises cédées à des groupes étrangers par un rapport investissements sur cessions de 3,9. Il s’agit du rapport le plus élevé au monde, devant un pays comme la Suisse, comparable du point de vue de l’importance conférée aux stratégies fondées sur les marques. Le rapport investissements sur cessions de la Suisse n’est que de 3,0 sur la même période. L’Allemagne et le Canada sont loin derrière avec des rapports investissements sur cessions de 1,4 et 1,3 respectivement. Si certains pays présentent un surplus économique en matière de marques, d’autres pays présentent nécessairement un déficit. Il s’agit en particulier de l’Australie dont le rapport investissements sur cessions s’élève à 0,3, du Royaume Uni (0,6), des Etats Unis (0,7) et de l’Italie (0,7).
Les marques occupent une place importance dans la valeur globale des transactions françaises
Ce fait économique peut s’interpréter par des facteurs culturels. En effet, la culture française repose sur l’importance donnée au bon goût, à l’art, à la beauté, au savoir-vivre, et aussi, aux loisirs. Elle semble particulièrement propice au développement de stratégies reposant sur la différentiation, sur des offres « premiums », et donc à l’acquisition et au déploiement de marques fortes. Cette caractéristique traduit un véritable savoir-faire de la part des groupes français en matière de marketing et de stratégie basée sur l’acquisition, l’intégration et le déploiement de marques dans le monde entier.
Un autre indicateur témoigne de l’importance des marques en France : il s’agit de la part des marques dans le prix d’acquisition de sociétés françaises. La France se situe dans le groupe de pays pour lesquels la valeur attribuée aux marques est la plus élevée avec une moyenne de 17,9%. Seulement trois pays devancent (de peu) la France sur ce critère : l’Australie (19,8%), l’Italie (18,9%) et le Royaume Uni (18,8%). Les Etats Unis sont loin derrière avec seulement 11,7% de valeur attribuée au marques.
Si le poids des marques est aujourd’hui plus élevé en France qu’ailleurs, cela signifie mécaniquement que la valeur d’autres actifs incorporels comme les technologies ou les relations clients est moins élevée. Cette caractéristique est la traduction financière de l’orientation de l’économie française, tournée vers le consommateur. L’étude de l’évolution de ces tendances dans les années avenir pourrait indiquer de nouveaux changements en matière d’actifs incorporels pour les sociétés impliquées dans ces opérations de fusions et d’acquisitions.
Quelques remarques en guise de conclusion
Certains cabinets de conseil avancent parfois que les marques représentent un pourcentage significatif dans la valeur globale des entreprises. Il n’est pas rare de lire que les marques compteraient pour 40% voire 50% de la valeur totale des sociétés. En réalité, d’un point de vue financier, les marques intégrées à des transactions semblent indiquer que ce pourcentage se situe plutôt dans une fourchette nettement plus basse. Le poids moyen des marques au niveau mondial s’élève à 14% de la valeur globale des sociétés ayant fait l’objet de transactions et à 18% pour les sociétés françaises.
Mais même si la France peut aujourd’hui être considérée comme le champion mondial des marques, elle est affectée par une tendance mondiale majeure : le déclin global des marques dans la valeur d’entreprise. De 2005 à 2014, la part moyenne des marques dans les prix d’acquisition a diminué régulièrement au profit d’autres actifs incorporels. Cette évolution négative de la valeur des marques s’observe en France (la part des marques est passée de 20% à 15%) et dans le monde (la part des marques est passée de 15% à 12%). Les investisseurs semblent se tourner davantage vers les technologies et les relations clients. L’économie française entre elle aussi dans l’ère du digital et des technologies même si les consommateurs du monde entier continuent d’exprimer une véritable admiration pour les marques tricolores.
Références
Philippe H., Paugam L. et Aguilar D. (2013), Evaluation financière de la marque, Economica, Paris.
Paugam L., André P., Philippe H. et Harfouche R. (2016), Brand Valuation, Routledge Studies in Accounting, Taylor & Francis, New York.
Binder C., Hanssens D. (2015), Why Strong Customer Relationships Trump Powerful Brands, Harvard Business Review, 14 avril.