Les ventes record dans le marché de l’art tombent à une telle vitesse qu’elles sont sans cesse dépassées. Le Top 10 des peintures les plus chères jamais vendues aux enchères (ou en vente privé) évolue sans cesse, à tel point que l’on s’ennuierait presque à les comparer au cours de la Bourse. Il devient légitime de se demander pourquoi un système de paris n’a pas été mis en place. Toute personne capable de deviner quelle peinture serait la plus quottée dans les années à venir mériterait bien de remporter ladite peinture !
L’imprédictible a longtemps caractérisé les industries créatives. Les grands peintres, les acteurs, chanteurs, musiciens concentrent toute l'attention : beaucoup de spectateurs s’intéressent à un nombre limité d’artistes, fait de bien moindre ampleur dans les autres industries plus traditionnelles. Etant donné le nombre d’artistes au cours des derniers siècles, il est remarquable de voir combien nous ne conservons que quelques noms dans notre mémoire collective - et il est presque impossible de prédire qui sera immortalisé, et qui sera oublié.
Le point relativement nouveau aujourd'hui est l'imprévisibilité croissante du segment le plus prestigieux du marché de l’art – là où « les stars » se trouvent. Lors de la vente aux enchères de Christie’s autour l'art moderne, qui se tenait il y a quelques jours, de nombreuses œuvres de noms familiers dans l'histoire de l'art finirent invendues, tandis qu'un sensuel nu de Amedeo Modigliani (Le Nu couché plus exactement) fut adjugé 170 millions $, dépassant de bien loin sa raisonnable valeur initiale, estimée à 100 millions $. L'estimation est basée sur la provenance de la peinture, sur son état, et le consensus des experts sur sa signification artistique. Il doit être évident, même aux yeux des profanes, que l’œuvre est merveilleusement exécutée, captant superbement le style de Modigliani.
Il est surprenant de constater combien le prix obtenu dévie du prix attendu, basé sur une évaluation par des experts de l'art. Il a dépassé l'estimation de 70 millions $ et surclassé le précédent record détenu par l'artiste de 100 millions $. Pour mettre ces chiffres en perspective, imaginez un appel d'offres pour une maison où le prix de vente est finalement le double de l'estimation. Imaginez si une maison est vendue pour plus de deux fois le montant obtenu par une autre maison du même architecte quelques années auparavant. Dans tout autre marché cet écart serait probablement perçu comme inapproprié, ou très inhabituel. Presque personne n’est surpris par ce genre de différences dans le marché de l'art aujourd'hui. Pourtant, lorsque le jugement d'un expert fournit seulement une indication très approximative de la valeur obtenue dans le processus d'appel d'offres, cela signale la fébrilité du marché en question. La vente du Modigliani a réuni un artiste italien, un modèle français, une maison d'enchères anglaise et un acheteur chinois, illustrant l'internationalisation du marché de l'art, où des peintures européennes de la plus haute qualité quittent le vieux continent pour prendre une place de choix dans les collections privées ou les musées publics sous mécénat. Cette affaire est toutefois singulière, puisqu’il s’agit d’un cas particulier de vente d’une œuvre remarquable d’un grand artiste, ayant pour but de communiquer sur une collection nouvellement constituée. Vu sous cet angle, le prix d'achat est justifiable, étant donné que plus le prix auquel un tableau est acheté s’élève, meilleure sera la couverture médiatique, entrainant des conséquences positives pour le musée engagé dans la transaction.
Ce qui rend le marché de l'art à ce point fascinant et impénétrable, c’est que l'achat d’une œuvre maîtresse n’est jamais juste un simple achat. Quelles que soient les raisons personnelles ou stratégiques intrinsèques, un signal public émane de l’achat. Ainsi la récente vente d'un Gauguin (« Nafea Faa Ipoipo », ou « Quand te maries-tu? » pour 300 millions $ dans une vente privée) et maintenant d’un Modigliani ont déclenché une attention renouvelée pour des artistes longtemps éclipsés par Picasso. Cela se traduira tôt ou tard par des expositions temporaires et un coup de pouce durable à leur potentiel commercial. Autre signal perceptible : la beauté féminine revient sur le devant de la scène, dans une représentation réaliste et non fracturée en cubes ou en dimensions. Les grandes peintures de Modigliani et Gauguin prennent aux tripes, avec un fort et immédiat impact sensoriel, semblable au portrait que Klimt fit d'Adele Bloch-Bauer I, aujourd’hui exposé dans la récente galerie « Neue » à New York. Cet endroit a l’air de privilégier en premier lieu les œuvres qui touchent facilement et immédiatement beaucoup de spectateurs.
Certes, le phénomène que nous avons ici détaillé explique les dépenses démesurées sur les segments les plus prestigieux du marché de l’art. Mais nous n’avons probablement pas encore vu venir le pic du marché. Une certaine configuration des intérêts et des forces sociales favorise l’investissement d'ultra-riches acheteurs dans le marché de l'art. L'achat de peintures de renom pour servir de points d'ancrage pour les musées, et la réévaluation de la hiérarchie dans les mouvements artistiques importants de la fin du 19e et début du 20e siècle constituent les deux grandes lames de fond. Dans le casino à enjeux élevés que représente le marché de l'art haut de gamme, un pari de taille provoque rapidement un contre-pari. J'en mettrais ma main à couper que la vente d'un picasso battera de nouveau record dans les mois à venir.