En 1913 , la " Vue du Domaine Saint-Joseph " de Paul Cézanne est devenu le tableau le plus cher jamais vendu quand il a été acquis par le Metropolitan Museum pour 6700 $. Avec l'inflation, cela ferait aujourd’hui environ 163 000 $, et 875,000 $ si l’on ajuste au PIB par habitant. Cela reste loin de ce que l'on peut s’attendre à payer aux enchères pour les toiles des artistes les plus reconnus du moment. En effet, 100 ans plus tard, une autre des œuvres de Paul Cézanne, "Les Joueurs de cartes", a encore une fois établi le record du tableau la plus chère de tous les temps avec la somme astronomique de 274 millions de dollars !
Cette augmentation vertigineuse en dit long sur le marché de l'art aujourd'hui, sur l'économie mondiale et sur le fossé grandissant qui sépare les masses des 1% les plus riches du monde.
Un marché haut-de-gamme dominant
Le "Capital au XXIe siècle" de Thomas Piketty pointe du doigt la tendance sur le long terme de l'accroissement des inégalités dans la répartition des richesses : alors que les riches deviennent plus riches, les pauvres se voient appauvris et les classes moyennes évincées de leur confortable existence d'après-guerre et rendues vulnérables au ralentissement économiques. Cette tendance a de grandes conséquences sociales, jusque dans les domaines de la représentation politique, de la mobilité et des habitudes de consommation. Sa manifestation la plus visible et discutée est sans aucun doute la montée du populisme et le rejet grandissant des élites politiques pour leur incapacité perçue à endiguer la crise. Mais les mécanismes des inégalités économiques sont aussi importants pour leur impact sur la manière dont les ressources sont distribuées dans d'autres domaines, tels que les arts.
Le marché de l'art fournit une illustration particulièrement pertinente des processus structurels sous-jacents, tels que la fragmentation du marché et de la différenciation sociale, conduisant à une incertitude croissante dans l’estimation d’une œuvre l'art. Durant la dernière décennie la confluence de la concentration de la richesse, des flux financiers transnationaux et de la faible réglementation a contribué à creuser les disparités entre les différentes parties du marché de l'art. La concentration croissante des ventes au autour du très haut de gamme est peut-être le plus révélateur – comme le montrent les récentes données concernant les enchères, moins du quart des 1% des œuvres d'art vendues aux enchères l'année dernière ont recueilli plus d'un tiers du montant des ventes totales. La cohésion du marché décroit alors que le haut de gamme continue de grossir, même en période de récession et que le milieu et le bas de gamme sont en perte de vitesse.
Il y a des aspects des processus de fragmentation du marché et de concentration de la richesse qui sont associés à des développements sociaux positifs. L’exemple classique en est la manière dont la famille des Médicis a usé de sa fortune pour stimuler de nouvelles formes d'art à la Renaissance, contribuant ainsi à une ère de réalisations artistiques sans précédent. Cependant, le danger de la création d’une oligarchie du goût et de la domination par de puissants intérêts privés existe, et avec cela des conséquences fâcheuses pour la mobilité et l'expression artistiques, et notre manière de considérer l'art. La quantité d'argent qui peut être levée pour certains artistes est stupéfiante et sans précédent, rendant de plus en plus obsolètes les critères esthétiques traditionnels utilisés dans l'évaluation de l'art et par les canaux de distribution des artistes émergents. Le marché haut de gamme prend beaucoup au secteur du luxe alors que les stratégies de marque et de marketing augmentent le poids des investissements. Par conséquent, ce qui se passe au sommet a peu de pertinence pour ce qui se passe en-dessous, renforçant ainsi le divorce entre le petit monde des initiés et celui du goût populaire. Sans doute, le contenu de l'art a rarement eu aussi peu d’importance pour sa valeur et les habitués des musées ont rarement eu si peu de voix pour déterminer ce que l'art de haute qualité est et combien il vaut.
Un retour vers la fin du XIXe siècle
En Europe comme aux États-Unis la politique publique dans les industries culturelles a accentué la «démocratisation» au cours des dernières décennies - l'amélioration de la pertinence du contenu artistique pour un public plus large et le renforcement des liens avec les classes moyennes et inférieures. Cependant, comme celles-ci sont en perte de vitesse et comme la classe moyenne s’en éloigne, des questions se posent quant à l'avenir des industries culturelles et leur réponse à l’accroissement des disparités sociales. Dans ces conditions de concentration croissante de la richesse, alors que la structure sociale de nos sociétés commence à ressembler plus à celle de la fin du XIXe siècle qu’à celle du milieu du XXe siècle, beaucoup de nos hypothèses et la pertinence de nos modèles de financement devront inévitablement être reconsidérées.
A cette époque, les privilèges économiques et sociaux étaient étroitement liés au mécénat artistique. Une des compagnies artistiques les plus flamboyantes et les plus influentes de tous les temps – les Ballets Russes de Sergei Diaghilev – a été maintenue à flot pendant deux décennies au début du XXe siècle par les dons de familles aristocrates et du monde de la banque. Les prix pour une performance des Ballets Russes au Royal Opera House de Londres en 1913 révèlent une grande dispersion des prix, reproduisant la structure sociale de la société britannique et le pouvoir d'achat hétérogène des classes sociales. Ainsi, le prix du billet le plus cher était pour la «Grand tier box » – à 5 livres, 5 shillings. Selon la méthode de conversion utilisée, sa valeur actuelle varie entre 450 à 2 450 livres, dépassant grandement le prix le plus élevé au Royal Opera House ajourd’hui (250 livres). Si notre société est en effet de retour à une lointaine époque faite de strictes inégalités, attendez-vous à ce que les 1% payent plus cher pour leurs œuvres d'art comme pour leurs places à l’opéra.