La philanthropie vue par les décideurs

La philanthropie vue par les décideurs

En France, comme ailleurs dans le monde, la philanthropie connaît un renouveau depuis une dizaine d’années : non seulement les dons et les fondations progressent nettement en volume mais les philanthropes sont de plus en plus visibles dans l’espace public et les médias. Dans un pays où la centralisation du pouvoir et la suprématie de l’Etat dans la prise en charge de l’intérêt général ont longtemps dissuadé les initiatives philanthropiques, la rapidité de cet essor est remarquable. Si certains se félicitent de cette générosité accrue dans un contexte de crise économique et sociale, d’autres se méfient de voir « l’argent privé » jouer un rôle croissant dans le financement de la culture, de l’éducation ou de la santé.

Mais si la philanthropie gagne en influence, est-elle pour autant comprise par ceux qui ont le pouvoir en France ? Quelles perceptions et quelles attentes suscite-t-elle chez les décideurs économiques, politiques, culturels de notre pays en 2016 ? Pour y répondre, les étudiants de l’ESSEC suivant le cours « Philanthropie : Stratégies et Impact » sont allés à la rencontre de chefs d’entreprise, responsables politiques, représentants syndicaux, journalistes, intellectuels, artistes, sportifs, scientifiques… De janvier à mars 2016, ils ont interviewé 51 « décideurs » aux profils variés, allant de Maurice Lévy (Publicis) à Philippe de Villiers (ancien Ministre), de Nicole Notat (Vigeo) à Claudie Haigneré (Agence spatiale européenne). Une restitution publique de leurs travaux a eu lieu lors des 3e Rencontres internationales des philanthropes, organisées à Paris le 13 juin 2016 par la Fondation de France.

« La philanthropie est le fruit de l’insatisfaction de chacun à voir le monde tel qu’il est. » (Cédric Villani, mathématicien, Université de Lyon) 

Si 70% d’entre eux ont une bonne opinion de la philanthropie, les décideurs interrogés sont moins nombreux à bien la connaître. Certains sont engagés à titre personnel dans des actions caritatives, mais tous n’en ont pas la même définition : désigne-t-il le don d’argent ou aussi le don de temps, autrement dit le don de soi ? Est-ce une philosophie de vie ou des actes concrets ? Est-ce de la responsabilité des plus riches ou l’affaire de tout un chacun ? L’entreprise peut-elle aussi être philanthrope ? Ces débats sémantiques indiquent que le terme « philanthropie » est encore méconnu chez les décideurs français.

Deux visions se dégagent pourtant : une philanthropie « gratuite », libre et désintéressée, pour qui l’acte de don lui-même a de la valeur, et une philanthropie qui se veut « efficace », performante, qui se fixe des objectifs et doit les atteindre, quitte à exiger des comptes à ses bénéficiaires. La première vision (portée par 59% des interviewés) est classique au sens où elle fait écho à l’étymologie du terme (« amour de l’humanité ») et considère que le soutien apporté est un don inconditionnel, dont le donateur se dépossède entièrement et qui revient de plein droit au bénéficiaire. La seconde (41% des interviews la partagent), plus moderne, n’est pas basée sur l’émotion mais sur la rationalité et l’obligation de résultat. Elle reprend à son compte l’état d’esprit, le vocabulaire, voire les outils de l’investissement : on attend d’un don qu’il ait un impact social avéré, appréciable si ce n’est mesurable, en choisissant les meilleures méthodes d’intervention. La philanthropie peut ainsi devenir une vraie source d’innovation sociale, en finançant notamment des projets inédits ou risqués. Mais le risque de financer un projet qui échoue est-il acceptable pour les donateurs qui attendent un « retour social sur investissement » ?

« Si la philanthropie devient un moyen, ce n'est plus de la philanthropie. » (Pascal Picq, anthropologue, Collège de France)

Autre point souligné par plusieurs personnalités interrogées par les étudiants : les rapports étroits et parfois ambivalents que la philanthropie entretient avec l’Etat. Si tous reconnaissent le rôle accru joué par la philanthropie en France dans le financement de l’intérêt général, ils n’en font pas la même analyse. Pour un premier tiers d’entre eux, plutôt libéral, c’est une bonne nouvelle : la philanthropie permet de pallier les désengagements et les carences durables de l’Etat-Providence dans de nombreux domaines. Pour un deuxième tiers, partisans d’un Etat interventionniste, les dons privés aussi utiles qu’ils soient ne pourront jamais remplacer, ni en volume ni en qualité, les investissements et redistributions étatiques. La philanthropie représente pour eux « une excellente raison pour l’Etat de ne pas prendre ses responsabilités », dixit le dessinateur Xavier Löwenthal. Enfin, un troisième tiers milite pour un « Etat stratège » qui encourage mais priorise la philanthropie, en favorise les innovations multi-acteurs en fonction des compétences propres de chacun. La qualité du dialogue avec l’Etat est, quoi qu’il en soit, perçu comme une évidence et une nécessité.

Les décideurs français ont exprimé des avis divergents quant à la place qu’occupe la philanthropie dans le capitalisme contemporain. On peut d’abord considérer que la première a besoin du second pour exister. D’une part, la philanthropie ne prospère généralement que dans les démocraties libérales ayant un cadre légal propice (respect de la propriété privée, stabilité juridique, possibilité de créer des fondations, incitations fiscales au don…). D’autre part, elle est une forme de redistribution librement consentie des ressources créées par le capitalisme, y compris les fortunes colossales des fameux 1% les plus riches de la planète. Sans richesse créée, pas de dons.

« Petite fille du capitalisme », la philanthropie n’est-elle pas aussi sa bouée de sauvetage ? En effet, pour certains décideurs, le capitalisme a besoin de la philanthropie pour s’épanouir et être accepté. En corrigeant ses excès – notamment les inégalités de revenus et de patrimoine qu’il permet – elle lui permet tant bien que mal de s’autoréguler et de tenir, en consumant la « part maudite » chère à Georges Bataille. Les dons permettent de financer des projets et d’aider des populations qui ne sont pas (encore) rentables et solvables. L’émergence du concept de « philanthro-capitalisme » aux Etats-Unis révèle cet état d’esprit.

« Aujourd'hui, le capitalisme est malade, notamment de sa financiarisation. La philanthropie ne peut pas le guérir. » (Rony Brauman)

Mais est-ce suffisant ? Les inquiétudes de nombreux sceptiques sont contrebalancées par l’espoir de ceux pour qui la philanthropie, dans son acception « moderne », participe d’un mouvement général de recherche de sens, mais aussi d’une alternative au système actuel. Au croisement de l’économique et du social, du don et de l’investissement, de la participation et de l’innovation, de nouveaux modèles émergent, encore peu connus du grand public et de nos dirigeants. Les jeunes sont les principaux acteurs de ces modèles hybrides qui répondent à leur volonté d’engagement et bousculent les repères de leurs aînés, notamment les frontières que l’on croyait plus étanches entre Etat, marché et société civile.

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