Il fut un temps où Lafarge et Holcim étaient des entreprises familiales. Elles produisaient du ciment localement, en grande partie du fait de la nature du secteur de la construction : il est en effet coûteux de construire des cimenteries et le transport du produit fini est vraiment onéreux.
Néanmoins, la mondialisation et les fusions ont contribué à changer même l’industrie du ciment, du fait que les acquisitions sont devenues l’un des moyens les plus économiques pour gagner des parts de marché. Au cours de la dernière décennie, dans un jeu de « manger ou être mangé », un grand nombre d’acteurs de petite taille, locaux et internationaux, ont été rachetés par des acteurs plus grands tels que Lafarge et Holcim, dont la croissance s’est faite grâce aux acquisitions.
Mais tandis que l’entreprise française Lafarge n’a jamais cessé de se prévaloir de ses racines françaises et a adopté une stratégie « multilocale » où la construction est toujours une affaire locale, l’entreprise suisse Holcim a mis en place une stratégie globale, basée hors d’Europe, en vendant le même produit partout –en Europe, en Chine, en Inde et là où elle avait acquis des entreprises locales- sans qu’il y ait beaucoup de différences régionales.
Ce mois-ci, ces deux géants du secteur de la construction ont annoncé leur intention de procéder à une « fusion entre égaux ». Le choix des mots est intéressant quand on sait que le suisse Holcim va sûrement détenir la majorité des actions. Quelle stratégie va l’emporter et quels défis attendent une entreprise de cette envergure ?
Une fusion entre égaux ?
Ce sera une transaction entièrement boursière, sans dépense directe ; c’est une grande avancée si l’on tient compte des difficultés financières en Europe et des mesures d’austérité qui en résultent dans l’Union européenne. En outre, la fusion tombe à point pour Lafarge et Holcim qui se sont endettées au cours de la dernière décennie pour s’étendre dans les marchés émergents, les entreprises chinoises les y talonnant.
Tout d’abord, en employant l’expression de « fusion entre égaux », Lafarge et Holcim soulignent les synergies qu’elles espèrent créer entre les deux entreprises : Lafarge est plus présente sur les marchés matures d’Amérique du Nord et d’Europe, tandis qu’Holcim a une plus grande portée dans les marchés à croissance rapide en Asie et en Amérique latine. Ensemble, les deux entreprises seront présentes dans 90 pays dans le monde entier avec une exposition équilibrée aussi bien sur les marchés développés que sur les marchés à croissance rapide.
À travers la création de cette synergie, le plan de fusion vise à réduire les coûts de la logistique, la distribution, l’informatique, la consommation d’énergie, l’approvisionnement, la maintenance et l’administration générale. Selon Bruno Lafont, le président – directeur général, LafargeHolcim représentera quelques 800 millions d’euros de revenus et connaîtra une croissance plus forte, des risques plus faibles et une valeur ajoutée.
Ensuite, l’expression de « fusion entre égaux » semble signifier que le statut futur de l’entreprise de championne nationale française sera maintenu, même s’il est probable que le siège sera situé en Suisse, sûrement pour des questions d’impôts. Lafont a ajouté qu’il avait déjà discuté de l’accord avec le gouvernement socialiste français, lequel est très sensible aux fusions d’industries ayant des racines françaises. En effet, les entreprises du CAC 40 ont préféré ne pas se définir comme des multinationales européennes, au moins pour la dernière décennie. Est-ce dû à l’augmentation des impôts en France, imposée par le gouvernement socialiste, ou est-ce l’étape supérieure de l’intégration européenne ? Seul l’avenir nous le dira.
Est-ce que LafargeHolcim aura le monopole ?
La transaction sera la deuxième plus grande transaction à être annoncée cette année, après l’offre de Comcast Corp. Sur Time Warner Cable Inc. Elle donnera naissance à une entreprise mondiale comptant plus de 136 000employés dans 90 pays.
Néanmoins, Lafarge, Holcim, Heidelberg et Cemex sont déjà soumis à une enquête de la Commission européenne au motif qu’elles s’entendraient pour fixer les prix et bloquer les importations étrangères. Il est réaliste que LafargeHolcim s’attende à des enquêtes de la part des autorités de la concurrence au Royaume-Uni, aux États-Unis, au Brésil, au Canada, en Équateur, en France, au Maroc, aux Philippines, en Inde et en Chine. Comme l’entité LafargeHolcim sera trois fois plus grande que ses concurrents les plus proches, tels que Heidelberg et Cemex, il est très probable que les concurrents perdront leur pouvoir de représailles face à cette entité fusionnée, ce qui annonce une période d’acquisitions à une vaste échelle.
La vente d’actifs après la fusion sera impérative, afin de faire diminuer la dette et éviter la situation de monopole sur différents marchés, et aussi pour présenter une transaction sans tache aux autorités de la concurrence.
S’il est alléchant de trouver des synergies, en réalité c’est plus facile à dire qu’à faire. Au fil des ans on trouve de nombreux exemples d’échecs de fusions de très grande taille[1]. Les PDG et les conseils d’administration approuvent la fusion pour les raisons à court terme précédemment évoquées, mais avec le temps ces avantages peuvent diminuer, du fait des défis à moyen terme liés aux attentes du management des deux côtés, en plus des questions d’intégration dans les entreprises de très grande taille.
Les autres défis à venir seront :
- Nommer la nouvelle entité : est-ce que « LafargeHolcim » sera valable même si Holcim aura 54 % des actions de la nouvelle entreprise ?
- Choisir le lieu d’implantation du siège social : il semble que le siège social sera en Suisse, peut-être pour des questions d’impôts, ce qui peut être contesté par Lafarge.
- Instituer la direction : Bruno Lafont a négocié pour devenir le PDG de l’entreprise fusionnée. Bernard Fontana, le PDG actuel d’Holcim, sera codirecteur de l’équipe d’intégration. Et ensuite ? En outre, quelle sera la vision commune de l’entreprise ? La culture commune ?
- À quel point sera-t-il complexe de coordonner au niveau central 90 pays avec différentes entreprises locales avec des réponses différant selon les régions ? Qu’en sera-t-il de la « stratégie pour les pays émergents » qui a été si différente à l’époque les deux entreprises étaient en concurrence ?
Des questions de ce type injecteraient un regain d’énergie sur le marché européen des fusions et des acquisitions, créeraient des champions européens et injecteraient de l’optimisme dans un marché déprimé dont on dit qu’il est entré en phase de récession. Durant le premier quart de 2014, il y a eu pour 119,2 milliards de dollars de transaction ciblant les entreprises européennes, donc 11 % de plus par rapport à l’année précédente. La dernière en date est l’offre de General Electrics pour le secteur de l’énergie d’Alsthom, pour 10 milliards d’euros, avec en outre une proposition séparée de l’entreprise allemande Siemens pour créer deux champions européens.
Heureusement, l’avenir sera aussi intéressant que le passé !
[1] Les fusions à grande échelle qui n’ont pas répondu aux attentes concernent : BP-Amoco, Daimler-Chrysler, Alcatel-Lucent, HP-Compaq, AOL-Time Warner, MCI-Worldcom, CitiCorp-Travellers Group, Vivendi-Universal, France Télécom-Orange, Arcelor-Mittal et d’autres encore. Les fusions récentes à grande échelle concernent la transaction 68 milliards de dollars de Pfizer pour Wyeth (2009), la transaction de presque 20 milliards de Kraft pour Cadbury (2010), la fusion entre United et Continental (2010), Google et Motorola (2011) pour 12,5 millards.