La créativité est généralement considérée comme un attribut de la personne. Un attribut, par ailleurs, de plus en plus reconnu et valorisé. Curieusement, ceux qui glorifient des personnalités exceptionnellement créatives, telles que Mozart, Einstein ou Steve Jobs, sont les mêmes qui soutiennent que la créativité peut être comprise par tout le monde, enseignée et développée. La notion de créativité, qui connaît une utilisation croissante dans la littérature populaire et savante, repose sur une définition intrinsèquement « positive » : la créativité consiste en un processus de fabrication de quelque chose de « nouveau et précieux ». Souligner le rôle positif de la créativité détourne l’attention du fait que tout acte de créativité est au départ un écart par rapport à la manière établie de faire des choses, à la routine, aux normes ou aux attentes qui régissent une grande partie de notre vie sociale.
Le processus de créativité est fondamentalement incertain, un acte créatif ne valant comme tel que s’il est reconnu qu’il établit un écart suffisant par rapport à la situation initiale. Dès lors, la créativité ne peut se comprendre qu’en tant que phénomène social, englobant des idées, des personnes, des publics, capables d’évaluer des normes. Les idées sont formulées via les institutions (et non pas simplement par des individus), évaluées par une ou plusieurs audiences avant d’être intégrées ou exclues des pratiques et idées contemporaines.
Sous cet angle, la créativité devient déterminée conjointement par l’individu (niveau micro) et la société (niveau macro). Cependant, la nature même de l’interdépendance entre les différents niveaux de la créativité reste mal comprise. Combler le fossé entre les niveaux macro et micro dans l’analyse de la créativité implique un double processus : montrer comment les processus sociétaux créent des opportunités et comment la personnalité et l’identité permettent aux individus d’exploiter les possibilités offertes. Sous cet angle, certains paradoxes apparents s’élucident aisément : par exemple, comment expliquer que l’incapacité à progresser sur un chemin de carrière ait pu pousser un individu dépourvu d’expérience littéraire à écrire un chef-d’oeuvre ?
Les Liaisons dangereuses : Laclos répond à l’appel de son époque
Pour illustrer la façon dont fonctionne cette interdépendance, nous pouvons nous appuyer sur l'exemple fascinant du roman Les Liaisons dangereuses et son auteur Choderlos de Laclos, malheureusement beaucoup moins connu que le livre qu'il a écrit. Choderlos de Laclos est né en 1741 au sein d’une famille fraîchement intégrée à la noblesse. Son parcours militaire est brillant : capitaine d’artillerie à l’âge de 30 ans, puis ingénieur militaire réputé, il est aussi un « homme de famille » heureusement marié. Pourtant, Laclos écrit Les Liaisons dangereuses, l’un des livres les plus extraordinaires et sulfureux de son temps.
Compte tenu de son parcours et de sa formation professionnelle, Laclos est sans aucun doute un auteur surprenant. Cependant, le contexte spécifique de la fin du xviiie siècle en France permet d’éclairer nombre d’aspects de sa trajectoire. Ainsi, l’écart était alors croissant entre les aspirations professionnelles de la bourgeoisie et les possibilités de faire carrière.
Dans une époque de réformes administratives, la mobilité faible et le manque d'opportunités encourageaient les reconversions professionnelles. La reconnaissance n'était pas recherchée au sein même d'une profession, mais dans toutes les professions : la décision d’un officier d’artillerie de devenir écrivain paraît donc moins surprenante. Anticipant des perspectives de carrière limitées, Laclos choisit de prendre des risques et propose de nouvelles méthodes narratives ainsi qu’un renouvellement du style. En bref, il comprend que, dans une époque figée, tenter le tout pour le tout et faire bouger les carcans peuvent fonctionner.
Le livre mobilise le concept le plus important des Lumières : la Raison. Pourtant, la griffe de l’auteur ne se trouve pas dans les références à un ensemble d’idées circulant dans les salons à la mode. Non, ce qui fait l’essence du travail de Laclos réside plutôt dans la manière dont il articule les faits. L’identité d’un auteur ayant connu un revers de carrière se lit donc en filigrane dans le roman. La particularité de cette nouvelle est que l'auteur a mis au service de la fiction son expertise militaire et son vocabulaire particulier.
C'est plutôt l'officier d'artillerie, responsable de la fortification militaire, géomètre du goût et de l'éducation, qui a écrit cette nouvelle, et non pas l'homme des Lumières. Laclos a donc écrit sans surprise sous un format militaire, écrivant l'histoire d'un assaut contre une forteresse dans un grand jeu de l'amour. La méthode employée par les protagonistes est claire, précise et réfléchie. Elle se rapproche de l'état d'esprit d'un général chevronné sur un champ de bataille, pour qui l'objectif n'est pa seulement de vaincre mais de ne jamais perdre le contrôle du mouvement des lignes adverses. L'histoire que raconte cette nouvelle sentimentale déroutante, communiquant les idées des Lumières dans un vocabulaire militaire technique, constitue la digne représentation des différents rebondissements qui accompagnent le processus de création. Lors de sa publication, Les Liaisons dangereuses était déjà considéré comme une nouvelle étrange et inattendue, mais tout à fait irrésistible. En prenant du recul, on peut considérer que cela représente une illustration précoce du fait que les innovations les plus créatives sont aussi les plus inattendues, souvent le résultat de fusions et de permutations spontanées d'idées et de faits biographiques.
La créativité n’est jamais un acte solitaire. Il s’agit au contraire d’un processus social complexe, où la personnalité et l’identité interagissent avec les facteurs structurels au niveau du réseau et du champ institutionnel. Des intermédiaires comme Diaghilev peuvent, par ailleurs, intervenir. Des combinaisons inattendues surviennent : un officier d’artillerie voit son avancement de carrière refusé et commence l’écriture d’un roman sentimental ; un éditeur de journal et directeur de théâtre est forcé à l’exil, engageant la société la plus révolutionnaire dans l’histoire de l’art (Sergei Diaghilev et les Ballets russes au début du xxe siècle). S’il est largement admis que l’ouverture favorise la créativité, le blocage peut se révéler un catalyseur tout aussi puissant. Ce ne sont pas toujours les individus qui réalisent des combinaisons inattendues : celles-ci sont parfois faites pour eux. Les transformations inattendues amènent des contradictions, forçant les individus à improviser et à briser les routines établies. De ce point de vue, beaucoup d’ambiguïtés demeurent sur la nature des facteurs socio-psychologiques à l’origine de la créativité exceptionnelle : relèvent-ils de l’individu ou lui sont-ils extérieurs ?
Extrait du Hors Série ESSEC Knowledge: