Comment la géopolitique influencera l’avenir du monde du travail

Comment la géopolitique influencera l’avenir du monde du travail

Avec Srividya Jandhyala

 

Julia Smith, rédactrice en chef d’ESSEC Knowledge : Bonjour à toutes et à tous, et bienvenue dans Be in the Know, le podcast d’ESSEC Knowledge qui partage les recherches et l’expertise des professeurs de l’ESSEC. Aujourd’hui, je suis avec Srividya Jandhyala, professeure en management. Srividya est ici pour nous parler de son nouveau livre sur la géopolitique et le monde des affaires. Pour commencer, pouvez-vous nous expliquer ce qui vous a conduite à écrire ce livre ? Quel rôle, selon vous, les écoles de commerce peuvent-elles jouer sur ce sujet ?

Srividya Jandhyala, professeure associée à l’ESSEC Business School : Merci, je suis vraiment ravie d’être ici et suis heureuse de partager un peu de ma réflexion sur ce sujet, ainsi que sur mon livre qui vient de paraître. A vrai dire, cela fait longtemps que je réfléchis à ces questions, mais lorsque j’observe le monde d’aujourd’hui, je constate que la plupart des dirigeants de grandes multinationales ont été formés à une époque où la géopolitique ne jouait pas un rôle aussi contraignant dans le monde des affaires. Lorsqu’ils étaient en école de commerce par exemple, il y avait alors probablement plus d’opportunités que de défis. Ils apprenaient à lire les états financiers, à analyser les investissements, à cibler une clientèle ancienne ou nouvelle et à faire du marketing. Mais ils avaient très peu, voire aucune formation sur la manière de naviguer dans un monde dominé par les grands enjeux géopolitiques. Aujourd’hui, ils se retrouvent face à de nouveaux défis et doivent s’adapter en conséquence, déterminer quelles sont leurs meilleures options sur la table, quelles stratégies adopter et ce qui fait réellement la différence dans le business. Les écoles de commerce peuvent toujours leur être très utiles grâce à des cours adaptés, mettant notamment à leur disposition des recherches sophistiquées et nuancées sur les stratégies efficaces pour faire face à cet environnement géopolitique changeant. Mon livre tente justement de contribuer à combler ce fossé, en reliant la recherche à la pratique sur ces sujets cruciaux.

Julia Smith : C’est effectivement très pertinent, et le croisement entre géopolitique et business est une composante clé de la stratégie de l’ESSEC, notamment à travers notre Institut Géopolitique et Business. Qu’aimeriez-vous que les lecteurs retiennent de votre livre ?

Srividya Jandhyala : Je veux mettre l’accent sur trois grands thèmes. Récemment, il y a eu beaucoup de débats gravitant autour de la géopolitique, dans les médias, les politiques publiques, le monde universitaire. Souvent, ces discussions se focalisent sur des événements spécifiques : un conflit, des droits de douane, etc. 

A présent, je souhaiterais élargir les perspectives d’analyse et souligner trois dynamiques fondamentales :

1. La géopolitique façonne les multinationales

Le premier point, c’est que la géopolitique influence profondément les entreprises à travers des changements structurels qu’elle implique. Pour qu’une entreprise puisse explorer des marchés plus lointains ou s’implanter sur de nouveaux pays, elle a besoin d’un échafaudage institutionnel solide. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela inclut des systèmes permettant de faciliter l’entrée sur les marchés, de créer un terrain de jeu équitable pour les entreprises de différents pays, l’implémentation de mécanismes de protection des actifs et des employés à l’étranger, ainsi que des moyens de réduire les coûts d’adaptation grâce à un alignement institutionnel. Aujourd’hui cependant, les entreprises doivent repenser la manière d’opérer à l’international en période de turbulences géopolitiques, alors que ces structures sont en pleine mutation. Par le passé, nous construisions ces fondations ; désormais, elles deviennent instables, presque à ventre mou si je peux me permettre cette image.

Une analogie utile est celle d’un jeu de société comme le Jenga : on empile des blocs pour former une tour haute et autonome. C’est la partie facile, tant que la base reste solide. Mais quand le jeu commence, on commence à retirer des blocs : au début, la tour tient encore. Mais plus on en enlève, plus elle vacille. Et à un moment, fatalement, elle s’effondre. Le défi pour les multinationales est donc de trouver un système alternatif pour soutenir leurs opérations internationales à mesure que l’ancien modèle s’effrite. Elles doivent s’adapter, et déterminer où et comment obtenir le soutien institutionnel nécessaire pour continuer à explorer de nouveaux marchés. C’est donc là l’un des grands thèmes de mon livre : la géopolitique affecte profondément les entreprises mondiales à travers des mutations structurelles.

2. La nationalité des entreprises

Un deuxième sujet central abordé dans le livre est l’idée que la caractéristique déterminante du risque géopolitique d’une entreprise est sa nationalité. Prenons du recul un instant. Laissez-moi vous poser une question : « D’où venez-vous vraiment ? ». C’est une question qui peut être très compliquée à répondre pour de nombreuses personnes… mais elle l’est tout autant pour les entreprises. Quand les considérations de sécurité nationale sont élevées, cette question devient centrale pour évaluer le risque géopolitique d’une entreprise sur un marché étranger. La réponse à cette question détermine si l’entreprise fera face à des obstacles ou au contraire, à des opportunités. Cela influence la manière dont elle peut concurrencer ses adversaires, mais également les ressources auxquelles elle a accès, et le fait de partir oui ou non avec un avantage ou un désavantage dans ses opérations à l’échelle mondiale etc. Ainsi, cette idée de nationalité de l’entreprise — ou de son pays d’origine — conditionne les réactions de divers acteurs : gouvernements, régulateurs, clients, etc. Le principal problème auquel une entreprise étrangère est confrontée, c’est qu’elle ne peut pas garantir de manière crédible aux parties prenantes locales préoccupées par la sécurité nationale qu’elle n’agira pas, directement ou indirectement, dans l’intérêt de son pays d’origine ou de son gouvernement. Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Cela signifie que les entreprises issues d’un pays perçu comme un rival feront face à des obstacles voire à de l’hostilité. Ces difficultés n’ont souvent rien à voir avec la qualité des produits ou des services de l’entreprise, ni avec la manière dont elle est gérée. Tout repose sur une seule chose : sa nationalité. C’est donc le deuxième thème que j’explore dans le livre : la nationalité d’une entreprise est la variable clé de sa prise de risque géopolitique.

3. L’avenir du monde du travail 

Enfin, le troisième thème abordé est comment la géopolitique façonne aussi l’avenir du travail. Avec la montée des tensions géopolitiques, le rêve du « digital nomad » restera inaccessible à la plupart des actifs. Avec la montée des préoccupations en matière de sécurité nationale, du protectionnisme et des rivalités stratégiques, les questions de savoir qui réalise le travail, où il peut être effectué et comment il est accompli seront de plus en plus déterminées par la géopolitique.

Voici les trois grands thèmes que je souhaite mettre en avant. Premièrement, le fait que la géopolitique influence les entreprises mondiales à travers des changements structurels. Deuxièmement, la nationalité des entreprises est un facteur clé de leur risque géopolitique. Troisièmement, l’avenir de la géopolitique est lui-même déterminé par la géopolitique.

Julia Smith : Et justement, pour rebondir sur ce que vous dites, quels conseils donneriez-vous aux entreprises pour naviguer dans ce nouveau paysage géopolitique complexe ?

Srividya Jandhyala : C’est une excellente question. Je pense que c’est probablement la question que tout le monde se pose, et c’est sans doute une question essentielle pour les entreprises.

Ce qu’il faut d’abord souligner, c’est qu’en période de turbulences géopolitiques, les entreprises qui réussissent s’appuient beaucoup sur les actions des gouvernements pour soutenir leur activité sur les marchés. Cela signifie que la gestion des relations avec les pouvoirs publics devient cruciale pour les multinationales. J’irais même jusqu’à dire que, dans certains cas, gérer les parties prenantes — notamment gouvernementales — peut être plus important que de faire face à la concurrence commerciale.

En parallèle, les dirigeants doivent continuer à prendre des décisions stratégiques avec les outils classiques dont elles disposent, comme l’allocation des ressources — autrement dit, décider qui reçoit quoi. Cela implique aussi de réfléchir à leur avantage concurrentiel : Cela implique aussi de réfléchir à leur avantage concurrentiel : comment mon entreprise se distingue-t-elle ? Qu’est-ce qui nous rend unique ? Comment adapter notre structure organisationnelle pour renforcer notre position ? Qui fait quoi, et comment ?

Ce double défi — gérer les parties prenantes externes, en particulier les gouvernements, tout en priorisant la stratégie interne en matière de ressources, de structure et de compétitivité — est complexe, car il implique un enchevêtrement de facteurs internes et externes. Les outils à développer devront donc permettre une analyse large de l’environnement géopolitique en question : que s’y passe-t-il ? Comment s’adapter ? Quels sont les enjeux et motivations des différents acteurs ? Qui sont-ils ? Il s’agit d’apprendre à scruter l’environnement de façon plus ciblée et stratégique. Mais cette information doit être personnalisée pour chaque entreprise. Tous les événements géopolitiques n’ont pas le même impact sur toutes les entreprises en fonction de leurs spécificités.

L’analyse géopolitique et les prévisions peuvent par ailleurs fournir un point de départ, mais ne sont guère suffisantes sans l’étape suivante, qui consiste à déterminer lesquels, parmi tous ces aspects, sont pertinents pour mon entreprise, et comment ils l’impactent.

Cela demande une connaissance fine des opérations de l’entreprise, des liens internes solides et une expertise sectorielle — autant de compétences qu’un acteur externe ne peut pas réellement fournir, même s’il est bon pour analyser l’environnement général. Vient ensuite la planification : comment rendre ces informations utiles à l’entreprise ? Comment les tendances globales vont-elles influer sur mon activité ? Puis arrive la partie la plus délicate : croiser les données actuelles, les tendances ainsi que l’expertise métier avec un peu d’imagination, pour anticiper les résultats possibles et adapter les opérations de l’entreprise à ces futurs potentiels.

Julia Smith : Si l’on passe à un niveau plus individuel, que peut faire un salarié face à ces enjeux ? Comment pensez-vous que le risque géopolitique puisse transformer l’avenir du travail pour nous tous ?

Srividya Jandhyala : Je pense que c’est une question que nous nous posons à peu près tous, même inconsciemment. Il y a eu beaucoup de discussions sur l’avenir du monde du travail, centrées sur la technologie, le lieu depuis lequel on travaille — télétravail, flexibilité — ou encore sur la manière dont les outils technologiques vont nous permettre de relever les défis de demain. De mon côté, je défends l’idée selon laquelle cet avenir du monde du travail sera profondément influencé par la géopolitique.

Prenons l’exemple du digital nomad. À première vue, il incarne la combinaison parfaite entre mobilité, technologie, et connectivité mondiale. Avec un bon Wi-Fi et un ordinateur portable fidèle, on peut imaginer travailler de n’importe où, face à un lever de soleil, cocktail à la main. Ça fait rêver !

Mais, comme je l’explique dans le livre, la réalité sera sans doute très différente. La montée des tensions géopolitiques signifie que ce rêve de nomadisme numérique restera un mirage pour la plupart. Un avenir alternatif est déjà en train de se dessiner, un avenir qui redéfinit qui travaille, où le travail se fait, et comment il est réalisé. Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? D’une part, les préoccupations sécuritaires et le protectionnisme croissant restreignent la circulation des personnes et le type d’activités qu’elles peuvent exercer.

Deuxièmement, pour ce qui est d’où le travail peut être effectué, de plus en plus de règles émergent concernant la protection des données, l’accès aux bases de données d’une entreprise depuis l’étranger, l’emplacement de stockage des données, et qui y a accès. La circulation transfrontalière des données est devenue l’une des questions les plus complexes du moment, et ces règles sont motivées par des considérations géopolitiques, plus que technologiques.

Enfin, la troisième préoccupation est comment le travail est-il fait. Le rôle du manager a profondément changé. Il ne s’agit plus seulement de se demander comment produire la prochaine génération de puces électroniques ou de technologies de pointe. Désormais, le manager doit aussi s’occuper de relations gouvernementales, de lobbying et comprendre les enjeux de sécurité nationale etc. Ainsi, un manager initialement choisi pour ses compétences techniques, humaines ou opérationnelles se voit désormais attribuer une fonction supplémentaire : dialoguer avec les parties prenantes gouvernementales, qui placent la sécurité nationale en priorité.

Bref, le travail change et c’est la géopolitique redéfinit qui travaille, où, et comment.

Julia Smith : On comprend donc bien avec ce que vous nous dites que l’avenir du travail va exiger une grande flexibilité, à la fois au niveau des entreprises et des individus. Avant de conclure, y aurait-il quelque chose que vous souhaiteriez ajouter ?

Srividya Jandhyala : J’ai beaucoup réfléchi ces derniers temps sur le fait que nous sommes en train de vivre une série intense de changements profonds. Durant ces périodes de flux géopolitiques, nous avons tendance à nous focaliser énormément sur les risques — ce qui est normal, surtout en période de turbulences géopolitiques. Les entreprises investissent des millions, voire des milliards, dans des actifs étrangers, des équipes à l’étranger, dans la structuration de leur activité mondiale. Il est légitime qu’elles s’inquiètent des risques potentiels qu'elles encourent. Mais ce que je veux souligner, c’est que les périodes d’instabilité peuvent aussi créer des opportunités et il faut que les entreprises pensent consciemment à comment tirer parti de ces changements, via par exemple l’exploitation de leur position particulière dans un secteur donné.

Par exemple, prenons une entreprise active dans l’extraction de matériaux pour les chemins de fer. Il y a quelques années, ce secteur était dominé par quelques entreprises chinoises, et il aurait été très difficile de s’y faire une place. Mais avec l’évolution de la demande, certains acteurs occidentaux cherchent désormais des fournisseurs alternatifs. Cela crée une fenêtre d’opportunité pour des PME ou entreprises émergentes, illustre bien l’émergence d'opportunités de par des évolutions géopolitiques. De la même manière que la nationalité d’une entreprise peut être une source de risque géopolitique, elle peut aussi devenir un avantage stratégique.

Avec la volonté croissante des pays de maîtriser leur chaîne d’approvisionnement de bout en bout, les entreprises situées dans certains pays — ou dans des pays tiers — peuvent valoriser leur position géographique ou leur réseau, non plus comme une faiblesse, mais comme une force. En résumé, je voudrais simplement rappeler que dans les périodes de turbulences géopolitiques comme celle que nous vivons aujourd’hui, il y a des opportunités : pour se transformer, se développer et grandir. Ce n’est pas seulement une période de défis, mais aussi de potentiel et de croissance.

Julia Smith : Merci infiniment, Srividya. C’est inspirant de penser aux opportunités que ces périodes de transition peuvent offrir, et je suis convaincue que votre livre est très éclairant et nous donne matière à réflexion sur l’intersection qui existe entre géopolitique et le monde des affaires.

Srividya Jandhyala : Merci à vous, ce fut un réel plaisir.

Pour en savoir plus : 

The Great Disruption: How Geopolitics is Changing Companies, Managers, and Work (Cambridge University Press, 2025), best-seller sur Amazon.com. 

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