« C’est la bataille des startups contre les entreprises »
« Une guerre est en cours »
« Attention à ne pas être disruptés ! »
« Startup Bootcamp » [1]
Voilà les phrases que l’on peut entendre, et qui font référence à la prétendue guerre ou conflit entre startups et entreprises. Dans ce monde, telle une jungle regorgeant de dangers, les startups essaient de « disrupter » les industries et de mettre à terre les monstres que sont les entreprises, tandis que les entreprises attendent que les startups entrent dans la « zone morte » pour pouvoir les engloutir. Une version moderne de « David et Goliath » où la brave startup lutte contre l'établissement, une « marque rivale » dressée contre « le méchant empire de l’entreprise », un opprimé teigneux qui a pour mission de disrupter. Voilà les titres des histoires à sensation qui démentent la création de valeur. Et à la fin, tout cela est voué à l’échec.
Allez à n’importe quelle conférence autour des startups dans n’importe quelle ville dans le monde et vous entendrez de jeunes (et moins jeunes) fondateurs parler avec ferveur de la manière dont ils vont révolutionner telle ou telle industrie, et comment les lentes entreprises actuelles n’attendent qu’à être croquées. Étant donné les montants de capital-risque (VC) dépensés, les plus élevés depuis l’éclatement de la bulle internet , cette “vantardise” est tout à fait compréhensible. Et quand on voit que Netflix prend la place de Blockbuster ou qu’on entend le succès d’entreprises comme Uber ou Airbnb, personne ne peut reprocher aux fondateurs de startups d’être excités à l’idée de changer des industries et de changer le monde.
Règle n°1 au Casino : la banque gagne toujours
La notion d’une guerre d’innovation entre startups et entreprises est alléchante et attire l’attention des médias. Pourtant, je soutiens que c’est une guerre asymétrique que les startups perdront, et dans laquelle elles ne devraient même pas se lancer. Une startup qui redéfinit une industrie tout en dominant les entreprises déjà installées repose sur de nombreux facteurs, la plupart étant des macro changements extérieurs au niveau de la technologie ou de la politique. Alors qu’il existe d’illustres exemples de startups qui ont disrupté des industries, ce sont les exceptions qui confirment la règle. Le nombre de startups qui ont fini au cimetière de l’innovation surpasse de loin le nombre de startups qui ont réussi et ceci pour une bonne raison. A la fin , c’est toujours les entreprises qui ont la main. Cela peut sembler surprenant, mais les entreprises ont un énorme avantage en matière de ressources par rapport aux startups et elles ont un pouvoir de lobbying pour influencer la législation dans leurs intérêts. De plus, alors que les entreprises ont pu être parfaitement inconscientes de la menace des startups il y a 10 ou 20 ans, ce n’est plus le cas, au contraire, maintenant elles parrainent et investissent dans les startups. Google, qui soit dit en passant a eu 20 ans le mois dernier, est maintenant le plus gros investisseur en entreprise du monde, avec un appétit manifeste pour dévorer tout ce qui se trouve en « zone morte ». Pourtant, la culture startup demeure embarrassante pour beaucoup de types d’entreprises, de même que la culture d’entreprise provoque une réaction allergique dans les startups. Cette inadéquation de culture est l’unique et la plus grande barrière psychologique pour créer des partenariats significatifs – et elle doit être abordée des deux côtés. Annoncer le lancement d’un accélérateur d’entreprise qui parraine quelques événements peut contribuer à cocher quelques cases en relations publiques mais c’est peu pour encourager l’implication de manière significative. De même, les fondateurs de startups et leur équipe de management doivent être attentifs aux cycles d’achat d’une entreprise pour éviter d’être soigneusement ignorés par leurs sponsors et de tout perdre.
Des montants astronomiques de capitaux de risques sont investis dans des startups de la FinTech. En revanche, ce sont toujours les grosses banques qui ont les agréments bancaires et qui réussissent à se faire entendre auprès du gouvernements et des organes législatifs. Un exemple récent de startup confrontée au mur de la législation et de la régulation est celui de Robinhood. Robinhood est une startup de courtage soutenue par des sommités du monde du Capital-Risque comme Andreessen Horowitz, Sequoia Capital, Kleiner Perkins, et des investisseurs célèbres comme Ashton Kutcher, Snoop Dogg et John Legend. Mais le 13 décembre 2018, Robinhood a lancé un compte courant et un compte d’épargne avec 3% d’intérêts, assurés par la SIPC selon leurs dires. Cependant, la SIPC a nié avoir assuré ces comptes car ils n’étaient pas autorisés légalement à le faire et quelques jours après Robinhood a retiré le produit du marché. Cette tentative de Robinhood de devenir une banque en passant par la petite porte en évitant la surveillance et la législation nécessaires semble avoir échoué. À cause du calendrier de cet événement, il est difficile de déterminer si c’est une bonne chose du point de vue de la protection du consommateur dans une industrie qui est sévèrement régulée pour une raison, ou une mauvaise chose du point de vue de l’innovation qui est ralentie et de la compétition, elle aussi freinée.
Si on examine cette question du point de vue de l’entreprise, il est clair qu’une telle relation antagoniste est aussi préjudiciable. Il n’est pas particulièrement avantageux (ni amusant) pour les entreprises de se lancer dans du lobbying et d’autres pratiques défensives pour protéger leur industrie de la disruption, simplement parce qu’elles ne peuvent pas contrôler un simple paramètre : le consommateur. Malgré beaucoup de lobbying, Uber est toujours là. A la fin, la société au sens large est perdante puisque les technologies avantageuses dans leur ensemble sont étouffées ou même tuées dans certains marchés. Les paramètres sociaux et environnementaux sont trop puissants pour qu’on puisse leur résister, et construisent de sérieux angles morts pour les entreprises, même les mieux équipées, comme le scandale récent des atteintes à la vie privée de Facebook.
Enterrons la hache
Alors comment pouvons-nous nous assurer que l’innovation soit durable pour le bénéfice de la société au sens large ? Je pense que le seul moyen est d’aller outre la relation antagoniste des startups et des entreprises vers une relation plus collaborative. Ce qui soulève la question de la manière dont cela doit être fait. Pour cela, certaines actions doivent être entreprises autant par les startups que par les entreprises :
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Plus de business development, moins de jargon technologique
Les startups doivent se concentrer autant sur le business development que sur la technologie. Très souvent, leur faiblesse est d’avoir été fondées par des ingénieurs qui ont peu ou pas d’expérience en business development et qui manquent de compréhension des structures de valeur dans un marché visé. C’est pourquoi la capacité à interagir avec des entreprises est restreinte. De même, les entreprises ont besoin de gens qui savent « parler » aux startups. Peut-être que ce serait l’opportunité de créer une marketplace dédiée aux solutions taillées pour les startups. -
Un engagement significatif, un processus d’accueil plus rapide, des résultats partagés
Les entreprises doivent développer des outils pour exploiter les différents écosystèmes qui existent à travers le monde. Alors qu’il a été peut-être vrai un jour que les firmes pouvaient seulement se concentrer sur les startups de la Silicon Valley, on voit maintenant qu’Israël, Berlin, Istanbul, ou encore Dubaï ont des écosystèmes où les startups font un travail intéressant dans des secteurs cibles et qui pourrait avoir des conséquences pour les grosses entreprises. -
Un fonds dédié de démonstration de faisabilité (POC) à travers les canaux de vos partenaires
Les entreprises doivent considérer quelle proposition de valeur elles offrent aux startups. Qu’est-ce qu’une entreprise peut offrir à une startup, qui ne lui est pas déjà accordé par les accélérateurs, programmes gouvernementaux etc. ? Cela nécessite que les entreprises sachent ce qu’elles attendent des startups et ce qu’elles ne veulent pas d’une collaboration de ce type. Pour cela, l’entreprise doit connaître de façon claire sa stratégie, et comment son interaction et collaboration avec des startups s’ajustent avec cette stratégie. Les entreprises devraient construire des bureaux dédiés pour offrir un accès aux connaissances pour les différents besoins des startups, comme le développement du produit, le sourçage, les ressources humaines, l’internationalisation etc. - Le programme d’innovation remplit le portfolio, et non le contraire
L’entreprise doit apprendre à être une organisation ambidextre (lire : polyvalente) pour mettre en œuvre sa stratégie actuelle tout en considérant l’innovation. En ce qui concerne la composante d’exploration, l’entreprise doit envisager comment explorer et bénéficier de l’interaction avec l’écosystème de la startup. Devrait-elle se limiter seulement au parrainage et aux événements, ou mener des hackathons ouverts à tous sur les problèmes rencontrés, ou avoir son propre capital-risque ? L’entreprise doit également réfléchir comment ces efforts devraient être alignés avec tous les efforts d’innovations en interne. De même, ces décisions doivent être prises en relation avec la stratégie globale de l’organisation. Les entreprises devraient développer des départements à la vitesse de fonctionnement équivalente à celle des startups, avec un personnel spécialement entraîné, caractérisé par sa forte ambition professionnelle et sa fidélité à la mission de l’entreprise. Ces individus devraient faire partie des meilleurs dans l’organisation. La plupart des initiatives d’entreprise liées au Capital-risque échouent simplement parce qu’elles opèrent sur des réflexes d’entreprise. La fine fleur des startups doit être nourrie à travers des partenariats égaux sur tous les plans – où les dirigeants de l’entreprise et les PDG des startups sont alignés.
La notion selon laquelle une bataille fait rage avec les startups qui essaient de disrupter les entreprises, bien que partiellement vraie, n’est pas un modèle d’innovation durable pour aucune des parties. Pour le salut autant des startups que des entreprises, il devrait y avoir collaboration plutôt que antagonisme. Cela peut sembler facile à faire mais en réalité, pour être mené à bien, cela demande beaucoup de travail et un changement de mentalité au sein des startups et des entreprises. L’échec de ce changement conduirait à gaspiller des ressources qui pourraient être déployées autrement et de manière plus efficace pour aborder nos défis partagés. Sans une approche collaborative, le responsable de l’entreprise restera dans son espace clos, ignorant celui qui vient prendre son argent de poche, et les fondateurs de startups perdront l’opportunité de travailler de la bonne manière avec des entreprises. Un bon écosystème d’innovation est comme un corps avec une colonne vertébrale ; il est beaucoup plus facile de marcher quand tout est correctement aligné.
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[1] Un grand merci à Mete Cakmakci, Firat Ozpinar, Frank Sullivan, et à Bernhard Raberger pour leur précieux conseils sur la rédaction de cet article.
[2] Consultez le travail de Tushman et O'Reilly sur le sujet.