Comment faire en sorte que quelqu’un travaille pour nous ?

Comment faire en sorte que quelqu’un travaille pour nous ?

Avec Gorkem Celik

Patricia Charléty, Professeur d’Economie et Finance, et Gorkem Celik, Professeur d’Economie à l’ESSEC Business School, se penchent sur le travail des lauréats du prix Nobel d’économie Bengt Holmström et Oliver Hart pour expliquer comment le contrat motive.  

Comment faire en sorte que quelqu’un travaille pour nous ? Comment peut-on les pousser à fournir un effort, quand ils sont ceux qui payent le prix de l’effort sans pour autant profiter directement des bénéfices ? Le prix Nobel d’économie de cette année a été décerné à deux chercheurs qui ont beaucoup apporté à notre compréhension de la réponse à ces questions. Les recherches de Bengt Holmström et Oliver Hart expliquent comment les personnes peuvent utiliser les contrats afin de motiver les autres à fournir un effort.

Les risques et comment les gérer : le contrat 

Imaginez que vous êtes le PDG d’une banque et que vous voulez expliquer à vos clients les services financiers que vous proposez. Etant donné que vous ne pouvez pas parler à chaque client en personne, vous devez motiver vos employés, disons les managers, pour qu’ils fassent le travail à votre place. Malheureusement, vous ne pouvez pas contrôler directement que les managers y mettent les efforts nécessaires. 

Le problème auquel vous vous confrontez dans cette banque est l’aléa moral : les actions du manager sont cachées du PDG. Le principe informatif de Holmström suggère qu’en tant que PDG de la banque, vous devriez rédiger un contrat d’emploi avec votre manager. A travers ce contrat, vous devriez lier la récompense du manager (son salaire, les modalités de sa promotion ou la rupture de son contrat de travail) aux paramètres de performance observables qui sont corrélés aux efforts du manager. Par exemple, si vous croyez que le nombre de nouveaux comptes ouverts dans la branche et que le nombre de cartes de crédit remises aux clients sont de bons indicateurs de l’effort fourni par le manager, vous devriez rattacher son salaire à ces mesures. Par ailleurs, si vous pensez que la performance n’est que très peu corrélée à l’effort, vous devriez essentiellement lui payer un salaire fixe. Le fait d’établir la rémunération en fonction de la performance observée soumet le manager à un risque et demande donc la mise en place d’une prime de risque. Le contrat optimal équilibre incitations et risques. 

Veillez au choix des incitations 

La recherche d’Holmström met aussi en évidence les difficultés que l’on a de motiver les gens à travers ce type de contrat d’intéressement. Dans son étude sur l’aléa moral au sein des équipes, Holmström (1982a) signale que la majorité des tâches dans les entreprises modernes sont réalisées en équipe. Il est donc difficile d’identifier quel membre est responsable d’une mauvaise performance : si une succursale de la banque n’atteint pas ses objectifs devrait-on tenir pour responsable le directeur de succursale ou les guichetiers, qui ont le premier contact avec le client ? Dans une autre étude, Holmström (1982b) nous rappelle que les perspectives de carrière sont une autre source de motivation importante : différentes mesures sont nécessaires pour motiver les employés dans différents stades de leurs carrières. Les jeunes actifs sont intéressés par leurs opportunités de promotion au sein de l’entreprise et investissent dans leur pouvoir d’attraction sur le marché du travail, au cas où ils souhaiteraient changer de métier dans le futur, alors que les plus âgés sont plus motivés par les incitations monétaires.

Le travail d’Holmström avec Paul Milgrom (1994) nous avertit sur le danger de l’utilisation des contrats d’intéressement à forte responsabilité. Souvent, l’employeur souhaite que l’employé fournisse des efforts sur plusieurs missions en même temps. Le PDG de la banque pourrait souhaiter que le manager essaye de vendre des produits financiers à ses clients. Mais, en même temps, il souhaite que le manager explique les risques liés à ces produits, tels que des frais de compte plus élevés ou des taux d’intérêt plus élevés sur les cartes de crédit – de telle sorte que la banque puisse construire une relation de confiance avec son client, essentielle à la pérennité de leur relation. Relier la rémunération du manager au nombre de produits vendus serait nocif à la réussite du second objectif.  C’est précisément ce que l’on a récemment vécu à Wells Fargo, où de nombreux salariés de banques ont ouvert de faux comptes avec des conséquences désastreuses sur la réputation de la banque.

La politique de rémunération des institutions d’enseignement supérieur avec ses professeurs constitue un autre bon exemple d’incitation dans un environnement multitâche. Le succès d’un établissement d’enseignement supérieur dépend de la motivation des professeurs à s’engager dans des recherches à fort impact et enseigner des compétences précieuses aux étudiants. Les activités d’enseignement peuvent être quantifiées grâce à des indicateurs tels que le nombre d’heures enseignées, le nombre d’étudiants inscrits dans le cours, et les avis sur les professeurs. Ces données d’évaluation sont disponibles dès la fin de l’année, alors que le développement des activités de recherche et leur explication au monde académique sont plus longs. En effet, des dizaines d’années peuvent s’écouler avant qu’on ne soit en mesure d’apprécier l’impact d’une recherche de qualité. Par ailleurs, l’on peut remarquer que les lauréats des Prix Nobel de cette année sont reconnus pour l’impact de recherches menées il y a plus de 30 ans. Une rémunération des professeurs basée sur les aspects quantifiables de leur performance en enseignement pourrait se faire au détriment des activités de recherche.

Voir, c’est croire 

L’aléa moral résulte de la difficulté à observer l’effort. En principe, quand un effort est directement observable, le problème de motivation pourrait être résolu par un contrat complet décrivant précisément ce que chaque partie prenante devrait faire et recevoir pour toute circonstance. Cependant, il y a de nombreuses relations dans (et hors de) la vie d’entreprise où les paramètres de performance ne peuvent pas être écrits dans de tels contrats, étant donné qu’il est souvent impossible de prévoir toutes les éventualités pertinentes, ou d’appliquer les termes du contrat. La théorie des contrats incomplets, développée par Oliver Hart et ses co-auteurs (notamment Sanford Grossman et John Moore) aborde cette situation précise. Par exemple, dans Grossman et Hart (1986), un fournisseur situé en amont et un fabricant situé en aval devraient faire des efforts (notamment choisir le niveau d’investissement) pour atteindre un succès mutuel. Même lorsque l’effort de chaque partie prenante est entièrement observable par l’autre partie, il peut leur être impossible de rédiger un contrat spécifiant le rôle de chacun : une action qui est directement observable par ces initiés peut rester inobservable par un juge qui essayerait d’appliquer le contrat. Dans ce cas, le seul contrat plausible est un contrat de propriété, qui désigne un propriétaire pour chaque bien utile à la poursuite de l’activité économique. Une fois que la structure de propriété est connue de tous, chaque partenaire commercial choisit individuellement quel type d’effort il souhaite fournir pour ce projet commun, pour ensuite négocier le partage des produits de leur activité commune. 

De nombreuses structures de propriété sont possibles – depuis la propriété séparée des biens amont et aval jusqu’à l’intégration complète. La théorie des contrats incomplets fournit une bonne méthode pour une allocation efficace des droits de propriété : chaque actif devrait être détenu par la partie prenante dont les activités apportent la plus forte valeur ajoutée à l’actif. Sinon, si cet actif est détenu par quelqu’un d’autre, le partenaire fournissant la plus forte valeur ajoutée se limitera dans son apport par crainte que le propriétaire légitime de l’actif ne « confisque » la valeur : il peut en effet leur sembler que, après avoir investi, ils se retrouveraient avec une part limitée de la valeur ajoutée étant donné que le propriétaire du bien peut contractuellement mettre fin à leur relation et utiliser l’actif à d’autres fins. Si les actifs sont fortement complémentaires, l’un des agents devra détenir les deux actifs, tandis que la non-intégration est recommandée lorsque la décision d’investissement d’une des entreprises est moins essentielle pour l’autre. Avec la propriété séparée, chaque partie prenante a la possibilité de refuser une entente et de retourner sur le marché pour trouver un autre partenaire. Par conséquent, le modèle des contrats incomplets de Hart offre une théorie solide qui explique pourquoi les marchés sont cruciaux pour les choix organisationnels. 

L’exemple de l’immobilier

Par exemple, si une entreprise choisit de louer des bureaux à Paris – la Défense – le marché locatif de la zone est assez dense et elle peut ainsi facilement trouver un autre espace à louer si elle n’est pas d’accord avec le bailleur concernant la reconduction du bail. Dans le cas d’un tel désaccord, le propriétaire peut également louer cet espace à un autre locataire en se basant sur le loyer de marché actuel. En d’autres termes, aucune des parties prenantes n’a le pouvoir de « confisquer» l’investissement fourni par le partenaire pour l’entretien du bien ou pour le maintien de l’excellente réputation dont jouit cette entreprise.

Public vs. Privé: en interne ou en externe? 

La théorie de Hart sur les droits de propriété a de nombreuses conséquences sur la propriété publique ou privée. La majorité des services financés par les revenus fiscaux, tels que la police, la défense nationale, l’éducation et le système carcéral, sont fournis par une agence publique. Dans d’autres cas, le gouvernement choisit de contracter avec des fournisseurs privés. La gestion des déchets en est un exemple. Quand est-ce que le gouvernement devrait fournir un service en interne plutôt que de contracter avec un fournisseur privé ? Hart, Shleifer et Vishny (1997) associent l’approche de droits de propriété avec la théorie de l’environnement multitâches d’Holmström et Milgrom (1991) pour analyser cette importante question. Le gouvernement souhaite à priori optimiser l’utilisation des revenus fiscaux et fournir le service à un prix raisonnable. En même temps, il se préoccupe aussi de la qualité. Dans ce cas, par exemple, la qualité correspond à la capacité qu’ont les écoles à améliorer le niveau général de l’éducation ou comment les prisons traitent les détenus sans se focaliser uniquement sur les coûts. L’innovation peut réduire les coûts de production et améliorer la qualité. Etant donné que les managers publics d’actifs détenus par le gouvernement n’obtiennent qu’une fraction du retour sur leurs investissements, ils ont peu d’incitations à innover pour réduire les coûts ou améliorer la qualité. D’autre part, le prestataire privé obtient la totalité du bénéfice lié à des innovations qui réduisent les coûts et à une tendance à surinvestir sur la réduction de coûts, au détriment de la qualité. La fourniture de services par le gouvernement se fait majoritairement en interne lorsque les réductions de coût ont un impact considérable sur la baisse de qualité.

Dans ce court article, nous essayons de fournir un aperçu des contributions de Holmström et Hart à la théorie des contrats en utilisant des exemples familiers d’entreprises et organisations. La théorie des contrats a de nombreuses autres applications, notamment sur la finance d’entreprise et la théorie politique. En effet, après 30 années et un Prix Nobel, les recherches d’Holmström et Hart dominent encore la question du contrat comme motivateur.  

 

Pour plus d’informations, les lecteurs intéressés sont invités à consulter la page du Prix Nobel

Bibliographie

  • Grossman, S., and O. Hart (1986): The Costs and Benefits of Ownership: A Theory of Vertical and Lateral Integration, Journal of Political Economy 94, 691-719.
  • Hart, O., and J. Moore (1990): Property Rights and the Nature of the Firm, Journal of Political Economy 98, 1119-1158.
  • Hart, O., A. Shleifer, and R. Vishny (1997): The Proper Scope of Government: Theory and an Application to Prisons, Quarterly Journal of Economics 112, 1127-1161.
  • Holmström, B. (1979): Moral Hazard and Observability, Bell Journal of Economics 10, 74-91.
  • Holmström, B. (1982a): Moral Hazard in Teams, Bell Journal of Economics 13, 324-340. Holmström, B. (1982b): Managerial Incentive Problems: A Dynamic Perspective, in Essays in Honor of Lars Wahlbeck, Helsinki: Swedish School of Economics, re-published in Review of Economic Studies 66, 169-182.
  • Holmström, B., and P. Milgrom (1991): Multi-Task Principal Agent Analysis, Journal of Law, Economics and Organization 7, 24-52.

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