Réussir le travail en freelance : quels sont les leviers de succès des projets en ligne ?

Réussir le travail en freelance : quels sont les leviers de succès des projets en ligne ?

Avec ESSEC Knowledge Editor-in-chief

Il semble parfois que la technologie évolue au jour le jour — et intégrer ces changements est essentiel pour réussir dans un contexte économique en mutation. Toutefois, tout changement n’est pas à la portée du premier venu, comme le montre le cas de l’économie des petits boulots en ligne (gig economy). À première vue, le passage de l’économie gig à des plateformes de travail en ligne — où des travailleurs indépendants proposent leurs services à distance — semblait ouvrir les portes d’un système gagnant-gagnant : plus de flexibilité et d’indépendance pour les travailleurs, et davantage d’options à moindre coût pour les entreprises. À mesure que ces plateformes se sont répandues, toutefois, la croissance du travail en ligne n’a pas progressé comme prévu. Le professeur de management Pooyan Khashabi de l’ESSEC Business School, ainsi que Mareike Seifried (ZEW), Tobias Kretschmer (Université Ludwig-Maximilian de Munich) et Jörg Claussen (Université Ludwig-Maximilian de Munich) explorent ce phénomène dans un article récent publié dans Industry and Innovation, en identifiant les facteurs qui influencent le succès des projets sur les plateformes de travail en ligne.

Le progrès, pas la perfection ?

Nous avons tendance à considérer les avancées technologiques comme quelque chose de positif qui facilite la vie et fluidifie les processus de décision. La montée de l’IA et les défis éthiques associés ont montré que la réalité est plus complexe. Il est déjà établi que l’innovation peut entraîner des conséquences négatives inattendues et venir ajouter de nouveaux défis. Dans le cas des marchés de travail en ligne, qui externalisent des tâches précédemment effectuées par des employés d’entreprise, les clients peuvent facilement engager les services d’un travailleur indépendant (souvent basé ailleurs dans le monde), qui accomplit son travail entièrement en ligne. Les indépendants peuvent aussi proposer leurs services à plusieurs clients potentiels et travailler pour plusieurs clients en même temps.

À première vue, tout le monde a à y gagner. Mais des problèmes apparaissent quand on constate que ces travailleurs se trouvent en fin de compte dans une zone grise : ils ne sont pas salariés, mais n’opèrent pas non plus exactement comme de simples prestataires indépendants. Tout cela signifie que le client et le travailleur en freelance peuvent avoir des perceptions très différentes du « contrat psychologique », soit les perceptions et obligations immatérielles qui les relient. Leur situation est ambiguë, une ambiguïté renforcée par la nature virtuelle et nouvelle de ces plateformes.

Analyser le travail

Les recherches sur les transactions de travail ont généralement adopté une « perspective d’agence », où un client engage un “agent” en freelance pour une tâche définie. Dans ce cadre, on s’attend à ce que la satisfaction des deux parties augmente avec une meilleure clarté des tâches, tandis que plus d’échanges d’informations entre les deux parties et davantage d’évaluation et de supervision augmente la satisfaction — du moins pour le client. Cependant, les chercheurs ont découvert que ce cadre n’était pas entièrement adapté aux marchés de travail en ligne. Par exemple, contrairement à la théorie de l’agence, une surveillance accrue et des évaluations plus fréquentes ont mené dans les cas relevés à une insatisfaction symétrique chez les deux parties.

Les chercheurs ont donc appliqué une approche de contrat psychologique pour étudier ces marchés en ligne. Dans ces environnements, la dyade traditionnelle employeur–travailleur est élargie par un tiers : la plateforme elle-même. Par conséquent, les attentes en matière de comportement approprié deviennent plus ambiguës et complexes. Combinée au statut juridique flou des travailleurs en freelance, cette situation brouille les normes sociales, créant un terreau propice aux ruptures des fameux contrats psychologiques. Celles-ci se produisent lorsque l’une des parties se sent frustrée ou déçue parce que l’autre n’a pas rempli ce qu’elle percevait comme des obligations.

Les travailleurs indépendants ont souvent tendance à considérer l’entreprise comme un employeur, s’attendant à ce que le client les soutienne dans ce rôle tout en respectant leur autonomie. Les clients, en revanche, ont plutôt tendance à voir les indépendants comme des ressources externes plutôt que comme des employés. Ils ressentent peu d’engagement, investissent moins dans la relation et changent facilement de prestataire pour un meilleur tarif. Ces attentes divergentes se reflètent souvent dans les évaluations de satisfaction que chaque partie attribue à l’autre à la fin d’un projet.

Pour étudier empiriquement les dynamiques de l’économie gig en ligne, les chercheurs ont utilisé Upwork,  la plus grande plateforme de travail en ligne au monde,  pour construire un ensemble de données comprenant plus de 143 000 transactions gig. Le jeu de données final comprenait plus de 49 000 travailleurs indépendants et plus de 76 000 clients. Les tâches possibles sur Upwork vont de la rédaction à l’informatique, en passant par le juridique et développement de site web et bien plus encore. Les plateformes en ligne permettent aussi d’utiliser la technologie pour mieux superviser le travail à distance et introduire des comparaisons entre pairs. Les clients peuvent activer un système de surveillance virtuel, appelé « Work Diary », qui enregistre les frappes au clavier et prend six captures d’écran par heure lorsque les travailleurs utilisent l’application de bureau Upwork pour enregistrer leur temps. Une fois le projet terminé, le travailleur et le client évaluent chacun la réussite du projet de 1 à 5.

Les chercheurs ont analysé le succès perçu du projet à la fois par le client et par le travailleur. Bien que les notes soient généralement élevés des deux côtés, plusieurs paramètres majeurs ont émergé :

  • Les projets impliquant plusieurs travailleurs simultanément étaient jugés moins réussis par les indépendants et par les clients. Cela s’explique probablement par le fait que la capacité à comparer les performances peut mener à des résultats négatifs, mettant une pression sur chaque travailleur qui voit ses collègues comme des concurrents directs. Les résultats côté client pourraient être liés à une surveillance accrue qui aliène involontairement les travailleurs, entraînant une réaction en chaîne.

  • Quand les travailleurs en freelance avaient eu une bonne expérience passée avec un client, ils avaient tendance à percevoir le projet comme plus réussi, et vice-versa.

  • Sur les projets nécessitant un ensemble de compétences plus large, des attentes plus élevées ont conduit indépendants et clients à percevoir le succès du projet comme moindre. Un client explique :
    « Ce que j’ai constaté, c’est que plus le projet est important et long, plus l’éventualité que les choses tournent mal augmente. Maintenant, je divise le projet en petites parties et je tends à confier chacune de ces parties à un spécialiste. » »

  • Les projets payés à l’heure, plutôt qu’au projet dans son ensemble, étaient moins bien notés par les clients, peut-être en raison du niveau plus élevé de surveillance via le Work Diary et du fait que cette surveillance demande plus de travail de la part du client lui-même.

Les clés du succès

  • Autrement dit, le cadre standard de la théorie de l’agence peut ne pas s’appliquer pleinement. Les chercheurs montrent que comprendre les conséquences de ces nouveaux environnements — et comment ils influencent les performances de chacun — aide à mieux cerner les défis introduits par les nouvelles technologies.

  • Les managers peuvent à présent utiliser les résultats de ces analyses pour augmenter leur chances de succès et leur satisfaction par rapport à leurs projets en établissant des attentes claires dès le départ.

  • Un besoin de travail et de législation supplémentaire est également nécessaire pour clarifier le statut juridique des travailleurs gig, car cela pourrait aider à améliorer la satisfaction des clients et des travailleurs.

L’économie gig en ligne ne disparaîtra pas de sitôt — ce qui rend des recherches comme celle-ci cruciales pour développer une compréhension approfondie des dynamiques en jeu et promouvoir des conditions de travail positives à l’avenir.

Pooyan Khashabi a reçu un financement de recherche via l’Union européenne. Cependant, les opinions exprimées sont celles des auteurs uniquement et ne reflètent pas nécessairement celles de l’Union européenne ou de la Commission européenne. Ni l’Union européenne ni l’organisme financeur ne peuvent être tenus responsables de ces opinions.

Référence 

Seifried, M., Kretschmer, T., Khashabi, P., & Claussen, J. (2024). What drives project success in online labour markets? A bilateral perspective on freelancers and clients. Industry and Innovation, 31(1), 75-104.

Suivez nous sur les réseaux