Logistique des villes durables

Logistique des villes durables

Avec Ivana Ljubic et Laurent Alfandari

Quelles sont les technologies émergentes pour les livraisons urbaines et du dernier kilomètre ?

Comment l’optimisation, l’analyse prescriptive et l’IA peuvent-elles contribuer à réduire la pollution et la congestion causées par le transport de marchandises dans les zones urbaines ?

Le commerce en ligne a connu une croissance exponentielle au cours des dernières années. Des statistiques récentes ont montré que, si les ventes au détail du commerce en ligne étaient d’environ 1 milliard de dollars en 2014, elles devraient atteindre 5 milliards de dollars en 2021. Si cela représente une énorme opportunité commerciale pour les entreprises dans presque tous les domaines, cela soulève également des problèmes gigantesques en termes de gestion des opérations liées à la satisfaction des commandes des clients dans les délais. En particulier, en se concentrant sur le dernier maillon de la chaîne d’approvisionnement, l’explosion du commerce en ligne a mis l’accent sur la livraison du dernier kilomètre. En effet, les clients deviennent de plus en plus exigeants en termes de rapidité de livraison. D’une part, proposer des services tels que la « livraison le jour même » ou la « livraison le lendemain » représente une excellente occasion d’augmenter les revenus et de fidéliser les clients. D’autre part, cela signifie une réduction des possibilités de consolidation et du temps consacré à la planification des livraisons. 

La principale conséquence est une augmentation massive du nombre de véhicules utilitaires circulant sur les réseaux routiers pour effectuer des livraisons : étant donné les délais de livraison courts demandés par les clients, les colis sont envoyés dès qu’ils sont disponibles, avec peu ou pas de consolidation. Cela signifie qu’il y a beaucoup de camionnettes presque vides sur les routes, ce qui entraîne la pollution, la congestion et la détérioration de la qualité de vie.  Une grande partie de ce trafic est concentrée dans les zones urbaines, et, par conséquent, les résultats négatifs explosent dans ce contexte. Ces activités de commerce en ligne en plein essor (représentant 8,4 % de la croissance annuelle en France), ainsi que la demande croissante de réduction des émissions de CO2 dans les villes, induisent inévitablement un changement de paradigme dans les opérations quotidiennes des prestataires de services logistiques (PSL). Ces derniers sont à la recherche de stratégies et de modèles commerciaux innovants pour améliorer le statu quo et rendre les livraisons du dernier kilomètre écologiques et durables.

Les parties prenantes commencent à élaborer et à proposer des solutions à cet énorme problème [8]. Celles-ci s’étendent à des stratégies de partage, comme le crowdshipping et les livraisons de marchandises sur les réseaux de transport en commun, aux moyens de distribution écologiques, comme les véhicules électriques, les robots et les drones.

Quel que soit le moyen utilisé pour s’attaquer au problème, l’optimisation, l’analyse prescriptive et l’IA peuvent aider, et peuvent même être cruciales pour atteindre l’objectif grâce au développement de technologies permettant la bonne gestion des outils envisagés. Comment cela fonctionne-t-il ? Nous le décrivons ici.

Le crowdshipping 

L’économie du partage est un terme qui identifie les activités, les services et les initiatives émergentes, par lesquels des personnes et des organisations partagent leurs ressources disponibles avec des utilisateurs potentiels afin d’obtenir un avantage mutuel. Cela se produit également dans le domaine des transports, où des personnes ordinaires, qui ne sont pas des chauffeurs professionnels, proposent leur temps et leurs ressources pour fournir des services de transport. Ce phénomène est appelé « crowdshipping ». L’Amazon Flex, introduit en 2013, en est un exemple frappant. Il est aujourd’hui largement utilisé aux États-Unis et commence à l’être en Europe. Le crowdshipping est également associé au terme « uberisation », qui signifie que des individus non professionnels mettent leur temps et leurs ressources (voiture, carburant...) à la disposition d’autres services de transport (pour le transport de personnes ou de marchandises). En effet, Uber a lancé deux projets associés au transport de marchandises : Uber Freight et Uber Eats.

Pourquoi le crowdshipping devient-il si populaire ? La principale raison est qu’il est rentable : en effet, les entreprises peuvent réduire les coûts fixes liés au recrutement et aux salaires, tout en ne payant que pour le service fourni. Il représente donc une excellente opportunité commerciale. Cependant, cela n’est pas gratuit : l’organisation du processus de distribution devient beaucoup plus complexe lorsqu’on travaille avec des conducteurs “crowd-sourcés” qui ne communiquent leur disponibilité que peu de temps avant les besoins du service. Par conséquent, un plan de distribution optimisé doit être prévu afin d’éviter de gaspiller les bénéfices provenant des économies de coûts fixes. Les technologies d’optimisation représentent le bon outil : en prenant en compte toutes les exigences de la demande et du service, elles peuvent construire le plan de distribution le plus efficace ([9], [10]).

Figure 3. Crowdshipping

Fret en transit (FOT)

En 2014, les livraisons de marchandises représentaient 15 % du trafic urbain.  Avec l’explosion du service de livraison le jour même au cours des dernières années, on peut s’attendre à ce que cette statistique ait considérablement augmenté. En tant que pièce maîtresse de la construction d’une ville intelligente, la logistique urbaine joue un rôle important dans la réduction de la consommation de combustibles fossiles causée par le transport de marchandises.

Dans notre projet de recherche SISCO (Sustainable Smart City Operations) financé par l’initiative d’excellence CY [1], nous proposons de tirer parti des services de transport public existants pendant les heures creuses, lorsque les véhicules sont généralement sous-utilisés, pour aider les prestataires de services locaux à livrer des colis dans les zones urbaines.  Ce nouveau concept logistique, qui consiste à intégrer les flux de marchandises et de passagers afin de promouvoir des taux d’utilisation plus élevés du réseau de transport public, est connu sous le nom de Freight on Transit (FOT) [2,3].  Dans le cadre du FOT, les opérateurs de transport public assurent le « premier tronçon » du transport, qui est ensuite combiné à des modalités écologiques pour le « dernier tronçon ». Dans un projet pilote prometteur lancé par Monoprix à Paris (2007-2017), l’entreprise a utilisé la ligne D du RER pour transporter des marchandises entre son centre de distribution de Combs-la-Ville et la limite de la ville de Paris (Bercy) [4]. Une flotte d’une vingtaine de camions au gaz naturel a ensuite été utilisée pour effectuer la livraison du dernier kilomètre et distribuer les marchandises de Bercy à une soixantaine de magasins Monoprix à Paris. Selon les estimations de l’entreprise, les gains environnementaux sont remarquables : les émissions annuelles de CO2 ont été réduites de 280 tonnes et environ 10 000 livraisons par camion (sur une base annuelle) ont été remplacées par le train.

Le projet Monoprix montre un grand potentiel pour d’autres FSL dans la mise en œuvre d’un concept FOT similaire. Outre les deux principales parties prenantes (c’est-à-dire les opérateurs de transport public et les PSL), la livraison du dernier kilomètre peut également impliquer des prestataires logistiques tiers utilisant des drones/robots, des opérateurs de micro-logistique ou des particuliers (crowdshipping). En raison de sa complexité et des structures organisationnelles traditionnelles, l’adoption de la FOT peut être une tâche difficile pour les deux principales parties prenantes. Pour surmonter ces obstacles, l’objectif de notre projet est de fournir des outils de prise de décision qui peuvent être utilisés pour estimer les impacts environnementaux attendus et pour répondre à d’importantes questions stratégiques, tactiques ou opérationnelles, telles que les lignes à utiliser pour le transport de marchandises, les gares à utiliser comme points d’entrée et de sortie, la taille de la flotte requise et la manière d’acheminer les colis pour la livraison du dernier kilomètre. Ces informations managériales importantes aideront les décideurs à prendre des décisions éclairées basées sur les données, l’optimisation et l’analyse.

Livraison du dernier kilomètre avec des véhicules à faibles émissions, des drones et des robots.

En 2016, le coût de la livraison de colis dans le monde, hors ramassage, transport en ligne et tri, s’élevait à environ 70 milliards d’euros. Selon le rapport McKinsey [5], au cours des dix prochaines années, les volumes du marché en Allemagne et aux États-Unis pourraient atteindre respectivement 5 milliards et 25 milliards de colis par an. La part la plus importante (souvent plus de 50 %) du coût total de la livraison de colis revient à la livraison du dernier kilomètre. C’est pourquoi le marché de la livraison de colis, vaste et très dynamique, est constamment perturbé. Des concepts innovants de livraison du dernier kilomètre ont été proposés pour répondre à la demande croissante d’efficacité logistique et de prix compétitifs. Parmi eux, on trouve désormais des réseaux de points de ramassage, des transports publics et de marchandises intégrées, des livraisons directement dans le coffre du client, le crowdshipping et, plus récemment, l’utilisation de drones et de robots autonomes.

Du point de vue de la réglementation, l’adoption des drones a été rendue de plus en plus difficile dans le monde entier en raison de l’adoption de règles plus strictes concernant leur fonctionnement et leur sécurité, notamment dans les zones urbaines. Dans ce contexte, les robots autonomes ont un avantage, car ils sont conçus pour fonctionner à faible vitesse, par exemple à la vitesse des piétons, de sorte qu’ils peuvent partager en toute sécurité les trottoirs et les pistes cyclables existants avec la population. Les robots de livraison autonomes ont été introduits beaucoup plus tard que les drones. Néanmoins, on trouve aujourd’hui de nombreuses initiatives où des robots sont déployés pour les livraisons. Par exemple, les robots développés par e-novia (2020), Starship (2020) et Twinswheel (2020) ont été testés dans de nombreuses villes du monde. Plus récemment, Amazon a également annoncé le développement de ses propres robots de livraison à conduite autonome, appelés Scout (Amazon, 2020). Fedex a testé un robot autonome à six roues, appelé SameDay Bot, à l’été 2019.

Dans ce contexte, plusieurs problèmes de décision opérationnelle et de conception de réseau se posent. L’un d’entre eux est la sélection de stations robotisées pour la livraison de colis sur le dernier kilomètre par des robots et l’acheminement optimal du camion transportant les colis vers les stations sélectionnées à partir d’un dépôt central (Alfandari, Ljubic, Melo da Silva, 2020) [6,7]. Cet article propose des modèles et des méthodes mathématiques pour optimiser la qualité de service (ce qui signifie minimiser les retards par rapport aux dates d’échéance des clients). Compte tenu de la complexité et de la taille du problème (des dizaines de stations robotisées potentielles et des centaines de clients), l’article propose des méthodes efficaces (notamment la décomposition de Benders) qui permettent de trouver des stratégies optimales et d’explorer plusieurs scénarios (en ce qui concerne l’impact de la vitesse des robots, de leur portée, de la structure du réseau) qui sont pertinents pour les praticiens et les entreprises. Par exemple, l’augmentation de la vitesse des robots de 5 km/h à 15 km/h entraîne une économie annuelle de 675 kg de CO2, pour une seule zone urbaine représentée par une grille carrée de 10 km de côté considérée dans notre étude. Pour l’exemple donné, le trajet du camion est réduit de plus de 50 %, tandis que la distance moyenne parcourue par les robots augmente de 45 %, et moins d’installations sont visitées. L’augmentation du rayon de couverture des robots de 30 à 60 minutes a un impact environnemental le plus élevé avec une économie annuelle de 750 kg d’émissions de CO2 pour la zonede 10 km x 10 km considérée dans notre étude.

References

[1] SISCO - Sustainable Smart City Operations: Research project funded by the CY Initiative of Excellence (grant "Investissements d’Avenir" ANR-16-IDEX-0008). Site web : https://sites.google.com/a/essec.edu/sisco/home

[2] Ozturk Onur: Freight on Transit as a new concept for city logistics,  https://aqtr.com/association/actualites/freight-transit-new-concept-city-logistics

[3] Keith Cochrane, Shoshanna Saxe, Matthew J. Roorda & Amer Shalaby (2017) Moving freight on public transit: Best practices, challenges, and opportunities. International Journal of Sustainable Transportation, 11:2, 120-132, DOI: 10.1080/15568318.2016.1197349

[4] Antoine Boudet : Monoprix choisit Fret SNCF pour approvisionner ses magasins parisiens, Les Échos, 5 juil. 2007, https://www.lesechos.fr/2007/07/monoprix-choisit-fret-sncf-pour-approvisionner-ses-magasins-parisiens-534433  

[5] Joerss, M., Schroder, J., Neuhaus, F., Klink, C., & Mann, F. (2016). Parcel delivery: The future of last mile. McKinsey&Company, McKinsey Report on Travel, Transport and Logistics.

[6] Alfandari L., Ljubic, I., Melo da Silva, M. (2019). Optimal Vehicle Routing with autonomous devices for last-mile delivery. In: 2019 Workshop of the EURO Working Group on Vehicle Routing and Logistics optimization (CeRoLog 2019), 

[7] Alfandari L., Ljubic, I., Melo da Silva, M. (2021). A tailored Benders decomposition approach for last-mile delivery with autonomous robots, Optimization Online,http://www.optimization-online.org/DB_HTML/2021/03/8279.html, European Journal of Operational Research (to appear).  

[8] Archetti, C. , Bertazzi, L. (2021). Recent challenges in routing and inventory routing: e-commerce and last-mile delivery. Networks, 77, 255-268.

[9] Archetti, C., Savelsbergh, M., Speranza, M.G. (2016). The vehicle routing problem with occasional drivers. European Journal of Operational Research, 254, 472-480.

[10] Archetti, C., Guerriero, F., Macrina, G. (2021). The online vehicle routing problem with occasional drivers. Computers and Operations Research, 127, 105144. 

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