Souveraineté économique de l’UE – possibilité ou quête du Graal ?

Souveraineté économique de l’UE – possibilité ou quête du Graal ?

Dans un monde turbulent, la souveraineté économique à échelle européenne est actuellement confrontée à des défis existentiels : affrontement brutal économique et politique entre les États-Unis et la Chine, le repli sur soi de nombre d’États, inclus certains États membres, des risques de pandémie, des régimes politiques illibéraux et le développement d’entreprises tentaculaires. Si la prise de conscience est actée (rapports Letta et Draghi, déclaration de Budapest du 8 novembre 2024, programme de la Commission européenne), les dissensions internes qui occupent le devant de la scène font douter. Mais la résilience de l’UE a toujours été spectaculaire. Dans cet article, Viviane de Beaufort, Professeure, titulaire d’une chaire Jean Monnet de l’Union européenne, directrice du Centre Européen de Droit et Economie et codirectrice de la filière affaires européennes explique la notion de souveraineté économique européenne, s’attarde sur certains sujets sensibles qui devraient constituer les priorités de la mandature 2024-2029.

Introduction : pourquoi aborder le thème de la quête de l’autonomie économique de l’Union européenne ?

La nouvelle posture de l’Union européenne sur l’autonomie économique est une préoccupation majeure qu’il convient d’explorer. À l’aune des défis auxquels le projet européen est confronté, la question d’une reconquête d’une souveraineté économique à échelle européenne prend une dimension d’urgence. Si le concept n’est pas nouveau, il fait désormais l’objet d’un discours assumé qui se décline dans tous les secteurs : quels leviers pour éviter que l’Europe qui possède encore des atouts ne perde la course et ne soit désormais qu’une puissance régionale et vieillissante ?

Le concept de souveraineté européenne a été introduit, au début des années 2000 par Mario Monti qui parlait de marché « open but non disarmed », Pascal Lamy évoquait lui la nécessité d’établir des règles pour faire vivre nos « préférences collectives » et Michel Barnier évoquait la réciprocité des règles. La mandature (2019-2024) du parlement et de la commission européenne a promu une série de textes autonomes intégrant des éléments de protection du marché, procédant ainsi à une modification de l’approche jusque-là très ouverte en concurrence : les droits sur les voitures électriques chinoises au titre du nouveau règlement antisubventions en est un exemple.

Il demeure cependant complexe d’appréhender cette posture de souveraineté parce que l’Union européenne n’a pas les mêmes atouts qu’il y a quinze ans pour imposer sa vision et parce que sa dépendance à l’égard de produits ou matières stratégiques est patente. L’Union européenne peut-elle se créer un chemin entre deux géants (les Etats-Unis et la Chine), tout en relevant ses propres défis internes ? Peut-elle continuer à prôner des valeurs d’ouverture et des droits de l’homme ?

Evolution de la posture de l’UE

Le rapports Letta en avril 2024, puis le rapport Draghi en septembre 2024 officialisent la nouvelle posture européenne, reprise comme fondement de la politique de la Commission européenne (Boussole pour la compétitivité) et le 8 novembre 2024 par les États membres, alors qu’elle s’est longtemps heurtée à l’attachement à l’orthodoxie du marché.

La notion de « souveraineté européenne » peut apparaître comme une antiphrase, puisqu’elle désigne l’autorité ultime d’un État sur son territoire et ses affaires intérieures, sans ingérence extérieure. Ce concept, appliqué à l’Union européenne, une entité composée d’États souverains, qui prône la suprématie du marché libre, la concurrence et la coopération supranationale, soulève un paradoxe. Mais, il apparaît que cette expression doit désormais trouver un sens afin d’assurer la pérennité du projet européen.

La quête d’autonomie économique est partagée, face aux écarts de compétitivité qui se creusent entre l’UE, les États-Unis et la Chine, mais aussi face aux défis économiques internes de l’Union – faible croissance, désindustrialisation. Mais les divergences entre États membres rendent extrêmement difficiles l’adoption et la mise en œuvre de politiques efficaces pour améliorer notre compétitivité. On évoquera, entre autres, la réaction du chancelier allemand à l’idée du rapport Draghi de recourir de nouveau à des eurobonds, autrement dit un emprunt mutualisé comme celui intervenu post-Covid.

Vers une souveraineté assumée : des paroles aux actes ?

Aujourd’hui, la souveraineté économique européenne est passée des rapports d’experts et des discussions parlementaires à une présence publique.  L’expression « souveraineté » accompagnée de celle de « compétitivité » circule dans l’espace politique européen, aussi bien que dans le milieu de la recherche et les sphères professionnelles. La prise en compte d’aspects d’ordre géopolitique, économique et juridique est nécessaire pour arriver à une application concrète collective et l’adoption de textes autonomes de l’UE intégrant des éléments de protection (filtrage des IDE, règlement sur l’IA). Sur des secteurs critiques comme l’énergie, les semi-conducteurs ou les matières premières, des mesures spécifiques sont élaborées. Le Chips Act, entré en vigueur en septembre 2023, en est un bon exemple :  il vise à quadrupler la production de semi-conducteurs sur le continent, une nécessité stratégique alors que 80 % de la production mondiale provient de Taïwan. L’Union européenne a aussi adopté en mars 2024 le Critical Raw Materials Act (CRMA), qui fixe des objectifs pour réduire la dépendance aux importations de matières premières critiques.

La dépendance de l’Europe à l’égard des chaînes d’approvisionnement globalisées et des sources d’énergie externes, exposant les vulnérabilités du continent. La pandémie Covid-19 a mis en évidence la fragilité des chaînes d’approvisionnement, notamment pour les produits médicaux et pharmaceutiques, et les produits électroniques. L’incapacité à répondre rapidement aux besoins de santé publique a souligné l’importance d’une capacité de production autonome. Quant à la guerre en Ukraine, elle a montré le degré de dépendance énergétique à l’égard du gaz russe, soulignant l’urgence de renforcer l’indépendance énergétique, ce que l’UE a tenté de faire tambour battant. Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF), entré en phase transitoire en 2023, est un exemple de cette politique, visant à égaliser les prix du carbone entre les produits européens et les importations.

La transition énergétique, bien qu’elle représente une opportunité de réindustrialisation, nécessite des investissements considérables et une planification industrielle cohérente pour réussir. Ce renforcement de l’autonomie stratégique ne se limite pas au secteur de l’énergie et devient global. De nombreuses mesures significatives ont été adoptées, comme le plan de relance NextGenerationEU et le pacte vert, qui témoignent d’une volonté de réorienter les politiques européennes vers une plus grande résilience économique et environnementale.

Le pacte de compétitivité vise à renforcer l’union des marchés de capitaux pour permettre aux entreprises européennes de lever des fonds sur les marchés financiers internes, réduisant ainsi leur dépendance aux capitaux étrangers.

L’Union européenne a également adopté des mesures protectrices pour défendre ses industries stratégiques. Le Buy European and Sustainable Act impose des critères environnementaux et de contenu local pour les marchés publics européens. Surnommé l’IRA européenne en référence à son équivalent américain, cet acte marque un tournant significatif dans une politique européenne traditionnellement libérale. Parallèlement, l’institution de droits compensateurs provisoires sur les véhicules électriques importés de Chine, adoptée après une enquête révélant des subventions déloyales, reflète cette volonté de réguler les importations pour protéger les industries locales.

L’Europe souveraine : un rêve impossible face aux réalités économiques ?

Mario Draghi a présenté son rapport qui réalise un tournant décisif pour le concept de souveraineté européenne, il y souligne la nécessité pour l’Europe de redéfinir sa souveraineté face aux défis technologiques et géopolitiques. Sans grande surprise, il aborde la question d’un sursaut dans notre attitude face au non-respect des règles de concurrence par les États-Unis et la Chine. Alors que, la dépendance à l’égard de matières majeures, le développement du commerce Sud-Sud (Silk Belt développée par la Chine que l’UE tente de contrer avec la Global Gateway mais avec des moyens insuffisants ou revendications des BRICS ont largement minoré sa marge de négociation.

Alors, est-il encore temps ?

Conclusion 

L’Union engagée en faveur de la coopération internationale a orienté ses interactions pour promouvoir un ordre normatif, cœur de son éthique fondatrice et de son cadre opérationnel. La guerre de Poutine contre l’Ukraine représente à cet égard une rupture radicale. Une voie doit être trouvée pour que l’UE puisse encore jouer un rôle dans ce monde en ayant pour but de préserver la paix et de faire respecter un ordre international fondé sur des règles, en garantissant notre sécurité économique, un engagement à long terme pour transformer la société et l’économie européenne de manière durable et une transition écologique équitable.

La recherche et l’innovation sont une priorité collective et ont besoin de financements énormes qui, compte tenu de la marge de manœuvre budgétaire limitée en Europe, devront être principalement assurés par le secteur privé.

Après un contexte européen désaligné pendant plusieurs mois, des signaux positifs sont à noter : par exemple la collaboration franco-allemande, la présidence polonaise, l’entente pour contourner Victor Orban à la tête de la Hongrie et l’amélioration de la relation avec le Royaume-Uni.

Il reste à espérer que les menaces externes permettront à l’UE de prouver une fois encore sa capacité de résilience.

Références

L'article d'origine : “Souveraineté économique de l’UE – possibilité ou quête du Graal ? “Viviane de Beaufort, Revue du droit de l’Union européenne 4/2024, décembre 2024.

  1. Les articles du blog Europe du CEDE : https://europe.vivianedebeaufort.fr/.

2.     Amelot, L. (2023, septembre). Stratégie de sécurité économique de l’Union européenne : enjeux, lacunes et fragilités (Note d’actualité n° 87). Institut Thomas More.https://www.institut-thomas-more.org

3.     Arroyo, F. (2023, novembre). La transition énergétique reste conditionnée à la souveraineté industrielle en Europe. ÉcoRéseau Business.https://www.ecoreseau.fr

4.     Beaucillon, C., & Poli, S. (2023, juillet). Strategic autonomy: A new identity for the EU as a global actor. European Papers, 8(2), 417–428.https://www.europeanpapers.eu/en/system/files/pdf_version/EP_EF_2023_I_012_Charlotte_

5.     Beaucillon, C., & Poli, S. (2023, juillet). Setting norms and promoting a rules-based international legal order: Enhancing strategic autonomy through the autonomy of the EU order. European Papers, 8(2), 447–457.https://www.europeanpapers.eu

6.     de Beaufort, V. (2019). Droit européen des affaires et politiques européennes (406 p.). Bruxelles: Larcier.

7.     Bertoncini, Y. (2023, octobre). Quelle “souveraineté européenne” après la déclaration de Versailles ? Fondation Robert Schuman, Schuman Papers, (n° 721).

8.     Cohen, E., & Buigues, P.-A. (2014). Le décrochage industriel (438 p.). Paris: Fayard.

9.     Genovese, V., & Gwyn Jones, M. (2024, juin). Face aux États-Unis et à la Chine, les dirigeants de l’UE appellent à un vaste accord sur la compétitivité. Euronews.

10.  Guihery, L. (2024, juin). Bilan de la mandature 2019-2024 de l’UE : face aux crises, les prémices d’une Europe puissance ? The Conversation.

11.  Jerouel, Y. (2023, juin). L’Europe et la sécurisation des approvisionnements en ressources minérales : de l’urgence stratégique au pragmatisme diplomatique. Fondation Robert Schuman, Schuman Papers, (n° 675).

12.  Schinas, M. (2012). The EU in 2030: A long-term view of Europe in a changing world: Keeping the values, changing the attitudes. European View, 11, 267–275.

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