Issu de l'article Competitive Compensation and Subjective Well-Being; the Effect of Culture and Gender
Dans cet article, les professeurs SeEun Jung (Inha University, Corée du Sud) et Radu Vranceanu (ESSEC Business School, France) présentent les données d’une expérience mise en place afin d’étudier la façon dont des participants français et coréens, réagissent dans un environnement de travail concurrentiel. L’expérience contrôlée qu’ils ont développée leur permet d’observer les réactions des individus qui au sein de leur entreprise font face à la compétition, et d’en déduire des conséquences en matière de productivité et de bien-être au travail.
Est-il possible d’être heureux au travail ?
La productivité au travail est-elle liée au bonheur du salarié ? Cette question donne matière à réflexion, et fait même partie des problématiques les plus complexes et les plus discutées en sciences sociales. Les psychologues ont observé que le bien-être subjectif est en partie lié à la productivité individuelle. En revanche, il est très difficile d’établir une relation de causalité entre les deux. Traditionnellement, l’économie du travail considère que la satisfaction de l’individu est positivement corrélée à son niveau de consommation et à son temps de loisirs. De ce point de vue, le travail est vu comme une source de souffrance et d’inconfort, mais il est aussi générateur de revenus. Quelques économistes se sont intéressés à l’incitation à l’effort que procure le niveau de rémunération. La recherche expérimentale et comportementale a révélé depuis que la nature du système de rémunération et le rapport des individus à l’argent sont des déterminants majeurs de la relation entre performance et bien-être au travail. De façon peu étonnante, la récompense du travail par l’argent incite les individus à agir en accord avec les objectifs de l’entreprise, mais elle peut aussi être source de conflits.
Stimuler par l’esprit de compétition
Dans les économies développées post-industrielles, de nombreux emplois s’appuient sur un mode de rémunération fondé sur des mécanismes semblables à ceux d’une compétition, les récompenses étant attribuées en fonction d’un classement plutôt que d’un lien direct avec la performance. Ces récompenses peuvent être une promotion à un des rares postes de direction, des bonus attribués seulement aux meilleurs vendeurs, l’attribution d’un projet ou d’une mission particulièrement intéressante, des récompenses pour l’auteur d’un brevet, ou un gain de réputation s’agissant des chercheurs publiant un article original, etc. Se confronter à un environnement concurrentiel au travail n’est pas un processus anodin, car l’esprit de compétition et le résultat de la course peuvent provoquer de fortes émotions dans l’espace de travail, positives ou négatives, ce qui peut avoir des conséquences durables sur la productivité.
La psychologie économique a déjà montré que les émotions pouvaient avoir un impact sur les comportements concurrentiels, notamment lorsqu’une récompense pécuniaire est à la clé, car ces incitations monétaires déclenchent facilement les conflits. D’autres travaux ont montré que les hommes et les femmes ne réagissent pas de la même manière en présence d’un environnement concurrentiel en entreprise, et ces différences peuvent être expliquées par l’appétence à la compétition. Le fait que les femmes aient tendance à éviter la concurrence semble être indépendant de l'aversion au risque, de la confiance en soi et la performance individuelle.
Radu Vranceanu et SeEun Jung ont mis en place une expérience contrôlée à effort réel afin de répondre à ce même type de questions. Ils ont choisi de capitaliser sur l’emplacement de leurs écoles respectives pour collecter des données à la fois en France et en Corée, deux pays au niveau de développement comparable, mais aux cultures différentes. En effet, selon le schéma d’analyse de la culture nationale à six dimensions de Hofstede (2001), la France se caractérise par une culture individualiste/indépendante, alors que la culture coréenne est considérée comme collectiviste/interdépendante, comme de nombreuses autres cultures asiatiques.
A la première étape de l’expérience, les individus effectuent des additions simples, et sont payés “à la pièce”, soit proportionnellement au nombre de bonnes réponses. A la seconde étape, les individus sont aléatoirement répartis en binôme ; ils effectuent la tâche des additions de façon individuelle, mais le vainqueur rafle toute la mise. Dans un troisième temps, les individus effectuent la tâche, et sont à nouveau payés de façon individuelle. Avant chacune des étapes, Radu et SeEun ont utilisé l’indicateur IWP Multi-Affect (Warr et al. 2014) afin de mesurer le bien-être subjectif, se définissant comme une combinaison du plaisir et de l’activation, fondé sur le modèle du circumplex standard de l’affect.
Le contexte, la culture et le genre
Leurs résultats montrent que même lors d’un processus de production élémentaire, le genre et la culture jouent un rôle important dans la relation entre le bien-être subjectif et la productivité.
L’exposition à la compétition améliore (légèrement) le bien-être général des Coréens, et diminue celui des Français. Ce résultat est notamment porté par les réponses des femmes, les Coréennes aimant particulièrement la compétition, et les Françaises y étant réticentes.
Comme prévu, gagner (ou perdre) la compétition améliore (ou diminue) le bien être individuel, et cet effet est observé dans les deux pays.
Le changement d’humeur n’est pas sans conséquence sur la productivité ex-post. Une amélioration du bien-être subjectif à l’issue de la compétition est associé à une augmentation de la productivité chez les étudiants français, et cet effet est surtout observé chez les sujets hommes ; en Corée, une relation positive semblable est détectée dans l’échantillon féminin, mais pas dans l’échantillon global.
Ainsi, le poids relatif des incitations et des émotions dans la prise de décision peut être un enjeu important selon le contexte de l’entreprise, les individus pouvant réagir de façons très différentes selon leur genre et leur culture. Ces conclusions peuvent sembler assez banales, mais il faut les avoir à l’esprit lorsqu’il s’agit de généraliser des comportements observés dans des échantillons restreints propres à une culture déterminée ou à une catégorie beaucoup plus large (hommes et femmes par exemple) de cultures différentes, ce qui constitue un des biais fréquents de la recherche expérimentale.