Qui devrait posséder vos données ? Une analyse économique

 Qui devrait posséder vos données ? Une analyse économique

Les données sont devenues un enjeu économique majeur. Dans l’écosystème numérique, la récolte, le traitement et la revente d’information sont les éléments structurants des stratégies des firmes. Que ce soit en fournissant un service gratuit en échange d’une attention ou bien en récoltant des données à l’occasion d’une transaction, de nombreuses firmes utilisent les données fournies de façon plus ou moins consciente et plus ou moins volontaire par les consommateurs. Dans la mesure où ces données sont un actif dans le processus de production, la question du contrôle de ces données et donc du droit de propriété sur ces données se pose.

En Europe (avec le règlement général sur la protection des données) comme aux États-Unis (avec le California Consumer Privacy Act), des réponses juridiques ont été apportées pour permettre aux consommateurs de mieux contrôler la collecte et l’usage de leurs données. Mais la question de la propriété, et donc potentiellement de la possibilité de monétiser d’une façon directe les données personnelles, est encore abordée de façon détournée (voir Duch-Brown et coll., 2017). D’une façon paradoxale, il existe des data brokers qui opèrent sur un marché des données assez actif (voir FTC, 2014) et rien n’interdit à un individu de vendre ses données privées en échange d’une rémunération. Mais les données ne peuvent pas vraiment être cédées de façon traditionnelle, car le consommateur peut (au moins en Europe) empêcher un tiers d’en faire usage, quand bien même il en aurait autorisé l’usage auparavant.

Malgré ces difficultés pratiques, la réflexion progresse sur ce sujet, bien sûr dans le champ juridique, mais également du côté des économistes. Au-delà de l’étude des conséquences de la mise en place d’un marché des données, il s’agit de comprendre l’impact de l’allocation des droits de propriété soit aux consommateurs, soit aux entreprises qui ont permis d’extraire ces données. Il y a au départ l’idée que les données comme objet économique sont le résultat d’une interaction entre deux parties. Comme elles sont à la fois input et output, les données ont un statut particulier. Comme pour d’autres biens, l’attribution des droits à l’une ou l’autre partie modifie la manière dont les gens consomment ou produisent les biens (voir Coase, 1960).

Dans un article récent (Dosis et Sand-Zantman, 2019), nous proposons une exploration théorique de cette question dans un cadre de marché biface. Plus précisément, nous analysons une situation dans laquelle des consommateurs consomment un service et les données générées lors de cette transaction pouvant être valorisées par la suite (offre personnalisée, vente à des data brokers, utilisation en interne…). Deux hypothèses importantes sont utilisées dans cette étude. Tout d’abord, la valeur marchande des données liées à un consommateur est d’autant plus grande que son usage du service est intensif et que ces données ont été analysées par l'entreprise. Ensuite, nous supposons que les consommateurs redoutent l’exploitation des données, ce qui a un impact négatif sur leur satisfaction lors que la consommation du service. Dans ce cadre, nous mettons en avant un arbitrage entre deux formes d’inefficacité : la surexploitation des données d’un côté et le sous-investissement de l’autre.

Lorsque les entreprises possèdent les droits des données de leurs consommateurs, comme c’est de facto le cas actuellement dans la plupart des pays, elles ont la possibilité de les valoriser et donc sont incitées à la fois à en générer beaucoup, mais également à la traiter efficacement pour en extraire la plus grande valeur. Cependant, les consommateurs sont conscients du risque de surexploitation de leurs données et ont tendance à restreindre leur utilisation du service en question, en particulier lorsqu'ils auraient souhaité l'utiliser intensivement en l'absence de ce risque. On a donc un choix efficace de traitement de données, mais un usage limité du service par les consommateurs. Lorsque les consommateurs possèdent les droits sur leurs données, ils peuvent ajuster leur revente éventuelle après avoir considéré l’ensemble des bénéfices et des coûts. Mais l’impossibilité pour les entreprises de récupérer la valeur marchande complète des données les dissuade de les traiter efficacement et donc de créer la valeur marchande la plus élevée pour les consommateurs.

Comment alors faire le choix optimal entre ces deux régimes de propriété ? Même si les intérêts des entreprises et des consommateurs ne sont pas totalement alignés, on peut montrer qu’ils évoluent dans le même sens lorsque le rapport entre la valeur créée sur le premier marché — celui du service, là où la donnée a été générée — et celle créée sur le second marché — celui sur lequel la donnée est revendue — est modifié. 

Plus précisément, si la valeur marchande des données sur le second marché est faible, les entreprises gagnent peu à en extraire toute la valeur. Mais l’exploitation de ces données ou le risque d’exploitation diminue l’intensité de l’usage de la consommation du service, et donc les revenus directs de l’entreprise sur ce marché. Au contraire, laisser la propriété des données aux consommateurs permet de garantir une utilisation raisonnable de celle-ci, à un coût d’opportunité limité puisque leur valeur marchande est faible. Si, au contraire, la valeur marchande potentielle des données est élevée, il est important pour les entreprises de les exploiter monétairement, et de les traiter pour en extraire leur valeur maximale. Dans ce cas, les entreprises sont motivées à proposer des offres très avantageuses aux consommateurs, si elles ont la possibilité de valoriser les données ainsi générées.

Au final, pour les consommateurs comme pour les firmes, il est optimal de laisser la propriété des données aux consommateurs lorsque ces données n’ont pas trop de valeur marchande et au contraire d’allouer les droits de propriété aux entreprises lorsque la valeur des données est importante. Autrement dit, lorsque les données ont peu de valeur marchande, les inefficacités liées aux sous-investissements des entreprises dans le processus de valorisation sont peu importantes au regard du bénéfice que les consommateurs retirent d’un meilleur contrôle de l’usage de leurs données. En revanche, lorsque les données ont une valeur marchande importante, accorder aux entreprises le droit d’exploiter les données des consommateurs les conduit à créer une valeur suffisante pour faire plus que compenser les consommateurs pour les désagréments liés à l’usage de leurs données.

Au-delà des questionnements sur pertinence d’une monétisation des données personnelles, ce travail laisse en suspens des questions importantes. Tout d’abord, la détermination de la valeur des données personnelles est complexe. Les données sont utilisées en interne (pour améliorer le service proposé), mais également en externe (pour faire du ciblage ou bien être revendues sur un marché) et déterminer la valeur d’une donnée pour une firme est une entreprise très spéculative. De plus, la valeur des données personnelles d’un agent ne dépend pas uniquement de cet agent. En effet, il existe des externalités informationnelles entre consommateurs (voir Choi et coll., 2019) si bien que les informations relatives à une personne peuvent parfois extraites des données personnelles d’autres personnes (amis, consommateurs avec les mêmes profils…). Enfin, les transactions économiques générant les données d’une personne peuvent impliquer plusieurs firmes à la fois ou bien les mêmes données peuvent être générées de façon parallèle par des transactions économiques indépendantes. La question de la multipropriété, ou de l’exclusivité de la propriété se pose alors, rendant encore un peu plus complexe la constitution d’un marché de la donnée.

Références 

Choi, J.P., Jeon, D.-S., & B.-C. Kim. (2019). Privacy and data collection with information externalities. Journal of Public Economics173,113-124.

Coase, R. (1960). The problem of Social Cost. Journal of Law and Economics, 4, 1-44. 1-44.

Dosis, A., & Sand-Zantman, W. (2019). The Ownership of Data. mimeo TSE and ESSEC.

Duch-Brown, N., Martens, B., & Mueller-Langer, F. (2017). The Economics of Ownership, Access and Trade in Digital Data. JRC Digital Economy, Working Paper 2017-01.

Federal Trade Commission. (2014). Data brokers : A call for transparency and accountability. Report. FTC , Washington DC 

  

 

 

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