Interrompus ou surconsommés ; la double vie des médias en temps de COVID-19

 Interrompus ou surconsommés ; la double vie des médias en temps de COVID-19

 Même si les impacts de l’épidémie dessinent des écarts entre les secteurs qui composent l’industrie des contenus, la COVID-19 s’est infiltrée dans un tissu économique aux équilibres souvent fragiles d’un poumon de notre vie sociale.

 Tout à la fois fortement digitalisé et nécessairement physique, le secteur des médias présente deux faces que la pandémie a diversement affectées. Côté face, une exposition massive au virus avec développement préoccupant des symptômes d’une difficulté à lutter. Côté pile, des résistances, parfois une immunité totale à l’épidémie, voire une santé renforcée par le virus.

Pile ou face, l’industrie des contenus a subi de fortes perturbations qui ne seront pas sans incidence dans les années à venir, qu’il s’agisse de la manière de consommer les médias, des équilibres des forces économiques du secteur, des politiques publiques. En tout état de cause, ce qui ne fait aucun doute et est apparu avec force, c’est que les médias sont au cœur de notre vie de femmes et d’hommes de tous âges, de citoyens, de notre vie collective comme de nos moments d’isolement, un repère autant qu’un espace de liberté et de liens ouvert sur le monde quand celui-ci se fige.

Sur sa face la plus physique, les médias et la culture ont été terrassés par le virus. Fermeture des théâtres, des cinémas, des musées, annulation des concerts, des festivals, la vie culturelle s’est brutalement interrompue. Ce sont des situations critiques qui font de la culture l’un des 5 secteurs reconnus comme les plus touchés par la pandémie, avec la restauration, le tourisme, l’événementiel et le sport. Tous des secteurs de lien social, que le confinement puis la distanciation heurtent de plein fouet. 

C’est pourquoi l’Etat, en particulier en France, s’est rapidement mobilisé pour la mise en place d’un soutien renforcé, dans le cadre d’un plan d’urgence économique (recours à l’activité partielle, fonds de solidarité étendu, exonération des cotisations et charges sociales, annulation des loyers des espaces publics…). Cela ne ramènera pas à la vie les spectacles déprogrammés définitivement, les éditions annulées sans report possible de marchés et de festivals, même si, notamment, l’année blanche accordée aux intermittents évitera une crise plus tragique.

Ces effets sont visibles et immédiatement mesurables. Le retour progressif à l’expérience physique de la culture n’effacera pas d’autres conséquences, irréversibles, moins directement visibles mais qui produiront leurs effets dans la reprise, comme l’annulation des tournages, des enregistrements, des répétitions. Le travail de création est un long processus qui commence, dans la quasi-totalité des disciplines artistiques, bien avant la rencontre avec le public. Et dans la plupart des cas, ce travail est un travail collaboratif que le virus a stoppé, comme il a stoppé la plupart des émissions en direct (à la seule exception des émissions d’information). Si écrivains, scénaristes, auteurs ont pu, matériellement au moins, continuer à exercer leur art pendant le confinement, ce ne fut bien évidemment pas le cas pour tous les artistes interprètes, producteurs, réalisateurs et toutes les professions associées à la mise en vie des œuvres. L’arrêt des activités de production pendant de longues semaines, qu’il s’agisse de mettre en boîte des émissions de flux (émissions de plateau, pour la plus grande part de divertissement), des programmes de fiction, des documentaires notamment, conduira nécessairement à de fortes tensions sur la disponibilité des programmes sur les grilles de télévision en particulier, qui viendront s’ajouter aux graves et préoccupantes conséquences sur l’ensemble du tissu social constitué des professionnels dont le travail dépend de ces productions. 

Tout comme les Zoom, Microsoft Teams et Google Hangouts se sont révélés les alliés de la poursuite de l’école ou du travail, pour beaucoup de salariés c’est dans le digital que l’on s'attendait à trouver quelques résistants. Ce versant, que les industries des médias ont investi comme des pionnières depuis plus de vingt ans, a bien entendu permis de maintenir l’accès aux contenus, mais pas toujours dans un équilibre humain et économique satisfaisant. 

On aurait pu espérer que la consommation de livres subisse un infléchissement positif pendant cette période d’isolement forcé. Mais le secteur de l’édition sort au contraire inquiet des conséquences de la crise. La fermeture des librairies, exclues de la liste des commerces essentiels, a coupé le lien que les lecteurs conservent fortement en France avec le livre papier recommandé par leur libraire. La consommation de livres numériques, vers laquelle la bascule ne s’est pas opérée en France et n’est donc pas ancrée dans les usages, a beau avoir sensiblement augmenté avec le confinement, accompagnée en outre d’une légère hausse du livre audio, les livres papier représentant en France entre 90 et 95% des ventes. L’augmentation de la consommation numérique ne peut donc compenser les pertes accusées par le secteur, comme en témoigne notamment le sondage réalisé par le Syndicat National de l’Edition (1)  pour évaluer les conséquences du confinement : 1/4 des maisons d’éditions pensent perdre plus de 40% de leur chiffre d’affaires en 2020, 72% d’entre elles ayant pris par ailleurs des mesures d’activité partielle. 

L’exception que constitue La Peste de Camus dans le paysage de décroissance de ventes de livres souligne l’intérêt des lecteurs pour tourner leurs réflexions vers la situation de la pandémie. Interrogations, inquiétudes, angoisses existentialistes, les préoccupations au quotidien ont également naturellement accru le besoin de disposer d’informations, notamment par la lecture de la presse (et par celle des réseaux sociaux, phénomène qui mérite à lui seul une longue réflexion qui ne sera pas abordée ici).

La manière dont le virus a atteint le secteur de la presse révèle une fracture forte entre les médias dont la bascule numérique est accomplie et les autres.

Pour les titres de presse encore en phase de transition vers le digital, notamment dans leur modèle économique, la crise a eu un triple effet aux conséquences bien plus lourdes: deux sur le chiffres d’affaires, touchant les deux bouts de modèles bifaces, d’abord sur les ventes au numéro, puis sur la perte de recettes publicitaires ; le troisième impact sur les capacités de production, qu’il s’agisse du travail des journalistes comme de la fabrication, empêchés par les mesures de confinement.

Susceptible de proposer un décryptage et constituer une référence forte pour éclairer les citoyens dans une situation d’aussi fortes incertitudes, la presse aura été profondément secouée par la crise, d’autant plus pour les journaux vendus en kiosque et/ou ne disposant pas d’une véritable alternative numérique, tant dans la fabrication de l’info que dans la relation à leurs clients.

Toutefois, même lorsque les habitudes du numérique sont plus installées, on constate généralement dans les médias que le bilan n’est pas nécessairement positif. Il en va ainsi de la musique, les plateformes de streaming musical ayant annoncé en effet un ralentissement de la consommation et des abonnements, sauf pour quelques pépites parmi lesquelles on peut citer Vialma (2), plateforme à la proposition de valeur à forte identité culturelle qui propose du streaming de musique classique et jazz. 

Ces quelques tendances racontent sans doute au moins deux faits du confinement qui intéressent les médias : le premier, c’est que le temps entre la maison et le travail dans les transports en commun est en général propice à la consommation de contenus (possiblement en même temps, lire son livre ou son journal en écoutant de la musique étant deux activités compatibles dans ce mode de trajet). Le second, c’est que pour tous ceux qui ont été isolés en famille, la présence de l’ensemble des membres du foyer réuni à la maison n’a probablement pas offert beaucoup de temps de calme pour permettre la lecture de livres. En revanche la recherche d’informations a atteint des pics, mais en favorisant, évidemment, la consultation sur les supports digitaux (et télévisuels comme vu plus loin). Ces préoccupations des français pour l’information sur la situation ont contribué à maintenir, voire à améliorer les scores de la radio (on constate une progression sur les écoutes toutes radio confondues très tirée par les radio d’information). Sur ce plan, la baisse des trajets en voiture, généralement propices à ce mode de consommation, n’a pas affecté le média radio en termes d’audience. La gratuité de ce média, doublé de sa capacité à délivrer les informations qu’une période de crise de cette envergure rendent centrales pour les auditeurs, ont sans doute participé à ce maintien de la fidélité, voire cette tendance positive des écoutes.

Même constat sur le terrain des audiences s’agissant de l’audiovisuel, également tirées en partie par le besoin d’actualité et de décryptage. Cette amélioration du temps passé devant le petit écran ne permet toutefois pas de se réjouir face au désinvestissement massif des annonceurs. Campagnes publicitaires au mieux reportées et pour beaucoup annulées, discussions et renégociations, le contexte en général et en particulier pour des habituelles marques très présentes en télévision (secteurs du tourisme, des loisirs, du transport) produit un effet négatif direct sur les résultats et performances publicitaires. Selon les organismes d’étude, c’est probablement à une baisse d’environ 1/3 des budgets qu’il faut s'attendre (3), ce qui pour des modèles économiques construits sur la monétisation des espaces publicitaires, complique sérieusement l’équation.

Cette situation doit par ailleurs être conciliée avec un autre phénomène, également accentué pendant la période de confinement, celui de la consommation audiovisuelle sur les plateformes de SVOD, dont le modèle d’abonnement n’est pas sensible au désinvestissement publicitaire.

Sur fond de Covid-19, la guerre des plateformes audiovisuelles, un combat inégal entre de grands acteurs (aujourd’hui tous américains) et les propositions locales (pour le moment quasi exclusivement nationales), s’est poursuivie et l’écart possiblement creusé. L’arrivée de Disney+ en plein confinement, même reportée de quelques semaines en France pour tenir compte du risque de saturation des réseaux du fait de la bascule massive des salariés et des élèves en télétravail (4), ne peut qu’avoir bénéficié de la présence 24/24 des familles au complet tenues à résidence.

Certes les plateformes vidéo ont également consenti un effort pour brider leur débit afin d’alléger leur poids dans la bande passante et ainsi limiter les risques d’effets sur le télétravail et la scolarité (5). Néanmoins les chiffres ne laissent pas de doute sur l’effet positif du confinement pour la consommation de streaming vidéo, et c’est une évidence prévisible. Si l’on prend l’exemple de Netflix, qui atteint désormais autour de 200 millions d’abonnés sur la planète, c’est près de 16 millions de nouveaux abonnés annoncés par la plateforme comme gagnés dans le monde pendant la pandémie.

Pour jouer le jeu de la communauté et recréer le lien social limité par le confinement, Netflix a proposé un dispositif « Netflix Party », appuyé sur le prévisible besoin de reconstituer du lien. Phénomène constaté dans le secteur du jeu. Ce lien s’est effectivement matérialisé dans une progression époustouflante des chiffres de la consommation de jeux vidéo en ligne, en particulier tous ceux qui recréent une relation entre plusieurs joueurs.

To get into the community spirit and provide a way to socialize during the confinement, Netflix now offers “Netflix Party”, built on the need to have social connections, a phenomenon also seen in the gaming industry. This phenomenon has indeed materialized in a veritable explosion in online video game numbers, especially those that create a bond between multiple players.

Là encore, les plateformes ont en effet annoncé des chiffres remarquables : plus de 60 millions de joueurs inscrits pour l’édition Warzone du jeu Call of Duty de Activision Blizzard, lancée en mars (6); une augmentation de plus de 48% en moyenne sur twitch d’Amazon pour le seul mois d’avril, essentiellement sur le streaming de jeux ; sur le même mois, c’est 72% d’augmentation que connait Facebook gaming; Microsoft Minecraft version éducative mise gratuitement à disposition aura été téléchargée plus de 50 millions de fois entre début avril et mi-mai (7). Les exemples peuvent être multipliés, jusqu’au phénomène Animal Crossing New Horizons de Nintendo : sortie le 20 mars, la version Switch du jeu avait déjà atteint 11,7 millions d’unités vendues au 31 mars (en 11 jours, à comparer au total de 12.5 millions de ventes de l’édition précédente en une année complète)

Cette dualité des effets de la pandémie dans le secteur des médias n’efface pas quelques traits communs absolument caractéristiques de nos industries des contenus.

D’abord, une tension puissante qui agit sur la disponibilité des publics, souvent qualifiée de guerre de l’attention. Rares sont les médias qui peuvent faire l’objet d’un usage en parallèle (lire son journal en écoutant de la musique par exemple), c’est donc un temps consacré dont le contenu a besoin pour que son utilisateur en apprécie la valeur. Le temps d’attention, qui a pu s’écouler temporairement dans un rythme très inédit, n’est pas exactement un bien extensible, malgré la relativité qu’on peut parfois lui accorder. Pour tout média consommé, c’est un autre qui ne peut l’être, et au-delà, une activité qui ne peut être réalisée. Avec le déconfinement, on commence par exemple à repérer une tendance aux désabonnements des services de streaming Netflix et Amazon Prime ; c’est que d’autres activités vont se substituer au visionnage des séries désormais avalées.

Cela pourra, éventuellement, si les conditions sanitaires le permettent, enclencher une redistribution de l’attention vers les contenus à apprécier dans les lieux publics réouverts, ou vers d’autres activités qui reprendront. On voit bien que l’enjeu de captologie de l’attention est un sujet central pour la bonne santé d’un média. 

De plus, une stratégie digitale la plus claire possible, tant dans la clarté de son offre et de l’audience visée que dans les déclinaisons organisationnelles et opérationnelles, est un facteur clé de contact performant avec son public, ses consommateurs. Cette transition réussie ne signifie pas nécessairement l’obligation de basculer son modèle dans sa totalité vers un modèle numérique bien entendu, mais la présence digitale, et surtout le modèle économique associé, est incontournable pour exister dans les pratiques de consommation, sans même préjuger de ce que vont devenir ces pratiques alors que le confinement mondial a considérablement accéléré les usages digitaux.

Enfin, ce que tous les médias portent en eux, c’est une résonnance avec le monde dans lequel nous vivons ensemble, et souvent, une occasion d’établir le lien avec les autres. Cette dimension profondément sociale, qu’il s’agisse de s’informer, de vivre des expériences esthétiques ou de se divertir, s’est révélée puissamment dans l’épisode du COVID-19 :

- dans la très grande difficulté à ne plus avoir accès à une grande partie de ces occasions de liens

- dans l’activation, voire la reconstitution de ce lien dans la consommation restée possible (comme on l’a vu avec les succès de tous les médias communautaires)

La valeur du contenu, qu’il s’agisse de l’information ou de créations artistiques et culturelles, suppose que toute la chaîne soit préservée, pour les distribuer, les produire, les inventer. Toutes ces étapes qui ont été tant mises à mal par le virus, et dont les conséquences vont perdurer dans la durée. Pour le moment, ce que peut faire le public, a minima, sera de se rendre en librairie, au cinéma, en concert, et ne pas de désabonner trop vite des services de contenus audiovisuels qui ont accompagné la période de crise et être patients car beaucoup de tous ces contenus n’ont pu être élaborés pendant la pandémie.

References

  1. https://www.sne.fr/actu/impact-de-la-crise-sur-les-editeurs-le-sne-devoile-les-resultats-du-sondage-realise-aupres-de-ses-membres/

  2.  Fondée par Guillaume Descottes, ancien Essec naturellement proche de notre écosystème de la Chaire Media & Digital et notre incubateur The Media House

  3. À  noter que pour ce qui concerne l’affichage, les conséquences sont encore plus sensibles comme on peut

  4.  Appelé de ses vœux par Stéphane Richard, PDG de Orange, dans une demande adressée aux autorités nationales et européennes en début de confinement

  5. Selon les chiffres de l’Arcep, en France, le streaming représente 50% de la bande passante, dont notamment 23% pour Netflix

  6. https://cod.tracker.gg/warzone/articles/call-of-duty-warzone-player-count

  7. Avec le confinement, Minecraft, Fortnite et Twitch explosent leurs records. The Huffington Post du 19 mai 2020

Suivez nous sur les réseaux