Adjugé ? Vendu ! Comment le prix Nobel d'économie 2020 s'applique au monde réel

Adjugé ? Vendu ! Comment le prix Nobel d'économie 2020 s'applique au monde réel

Pour expliquer la pertinence de l’économie aux étudiants des écoles de management, nous prenons l’exemple de la façon dont un sujet abstrait comme la physique théorique peut être pertinent pour une discipline appliquée comme l’ingénierie. Nous ne pouvons pas construire un pont qui défie les lois de la physique, de la même manière que nous ne pouvons pas imaginer une entreprise indépendante du contexte économique. Le rôle de l’économiste consiste à étudier les principes fondamentaux des différents moyens de distribuer nos ressources limitées pour satisfaire nos besoins. Et la tâche de choisir le bon moyen et de l’adapter à des objectifs particuliers incombe en grande partie aux praticiens comme les chefs d’entreprise, les politiciens et les activistes.

Les lauréats du prix Nobel d’économie 2020 nous font douter de la pertinence de cette division du travail. Robert Wilson et Paul Milgrom, de l’université de Stanford, ont été honorés par l’Académie royale des sciences de Suède pour leurs contributions fondamentales à la théorie des enchères et pour leur rôle de premier plan dans la mise en œuvre pratique de nouveaux formats d’enchères dans des environnements complexes. La première vente aux enchères qu’ils ont contribué à concevoir en 1994 concernait l’attribution de fréquences radio aux opérateurs de télécommunications aux États-Unis. Cette toute première vente aux enchères de spectre radioélectrique a permis de récolter 617 millions de dollars (environ 526 millions d’euros) pour le gouvernement américain. Dans les décennies suivantes, des enchères de fréquences similaires ont généré plus de 200 milliards de dollars (environ 170 milliards d’euros) pour plusieurs pays dans le monde. En plus, ces enchères ont permis une division plus « efficace » du spectre radioélectrique, rendant plus probable que chaque bloc de fréquences soit détenu par l’entreprise qui en fait le meilleur usage et crée la plus grande valeur pour ses clients.

Enchères privées

Le succès de cette première vente aux enchères en 1994 a également contribué à l’obtention d’un prix Nobel antérieur, attribué à William Vickrey en 1996. Bien que les récits historiques sur les ventes aux enchères remontent au moins à l’époque de la Babylone antique, la théorie moderne des ventes aux enchères a débuté avec les travaux de Vickrey dans les années 1960 (1). Pour attribuer efficacement un objet à la personne qui le désire le plus, Vickrey a proposé une simple vente aux enchères à un second prix : chaque personne intéressée par l’objet soumet une offre. Le plus offrant acquiert l’objet et paie la deuxième offre la plus élevée. À première vue, faire payer à la gagnante un prix inférieur à son offre semble étrange. Cependant, grâce à cette caractéristique de l’enchère, les enchérisseurs s’abstiennent de « nuancer » leur offre dans l’espoir d’obtenir un meilleur prix. Ainsi, les offres soumises à l‘enchère au second prix de Vickrey reflètent les véritables évaluations des enchérisseurs et le plus offrant est en effet celui qui a le meilleur usage de l’objet qu’il remporte.

Les travaux théoriques de Wilson et Milgrom ainsi que la vente aux enchères conçue en pratique pour la vente des fréquences radio vont au-delà de ce paradigme de Vickrey. Dans le monde des « valeurs privées » de Vickrey, chaque enchérisseur connaît la valeur exacte du bien dans l’enchère. L’idée est bonne si vous enchérissez sur un tableau dans l’espoir de l’exposer dans votre appartement pour votre plaisir personnel. En revanche, si vous envisagez d’acheter le même tableau en tant qu’investissement, ce qui compte le plus pour vous est le prix de revente du tableau. Etant donné que ce prix de revente serait le même pour vous et pour vos concurrents intéressés par le même tableau, le récit des « valeurs communes » de Robert Wilson donnerait un compte rendu plus utile de la concurrence dans l’enchère (2). 

La malédiction du vainqueur

Lorsqu’un objet mis aux enchères a une composante de valeur commune, une préoccupation importante pour un enchérisseur est de remporter l’enchère uniquement en raison d’une erreur de jugement qui aura conduit à une surestimation de cette valeur commune. Wilson fait valoir que, pour éviter cette « malédiction du gagnant », les enchérisseurs feraient des offres prudentes, réduisant ainsi les revenus du vendeur. Paul Milgrom, qui fut un étudiant de Robert Wilson à Stanford, propose une solution pour éviter cette baisse de revenu. Dans des articles de recherche rédigés en collaboration avec Robert Weber, Milgrom a montré que la malédiction du gagnant aurait un effet plus modéré sur le comportement des enchérisseurs, lorsque ceux-ci en savent plus sur les estimations de valeur de chacun (3). Cette conclusion implique que des formats d’enchères qui donnent plus d’informations sur le comportement des concurrents en matière d’enchères généreraient un revenu de vente plus élevé, ce qui remet en question un résultat antérieur d’« équivalence de revenu » prouvé dans le contexte de valeur privée de Vickrey (4). 

Les enchères de radiofréquences en pratique

Le format d’enchères inventé par Wilson et Milgrom en 1994 (en collaboration avec Preston McAfee) applique ce principe de fourniture d’informations à la vente de spectre radioélectrique. La particularité des radiofréquences est que de nombreuses entreprises de télécommunications les considèrent comme des « biens complémentaires ». En particulier, les nouveaux venus dans l’industrie préfèrent fortement acquérir une masse critique de fréquences afin de fournir un meilleur service à leurs clients et d’établir leurs marques. L’ « enchère Simultanée Ascendante à Plusieurs Tours » (SMRA) développée par Wilson et Milgrom invite chaque entreprise à faire des offres pour plusieurs blocs de fréquences. Mais contrairement à la vente aux enchères au second prix de Vickrey, la SMRA permet aux enchérisseurs de mettre à jour leurs offres après avoir pris connaissance des offres soumises par leurs concurrents lors des tours précédents. Au fur et à mesure que les prix augmentent, chaque entreprise en apprend davantage sur les estimations de valeur de ses concurrents et enchérit sans craindre la malédiction d’un éventuel gagnant.

Après le succès de la première SMRA utilisée pour la vente des fréquences radio aux États-Unis, de nombreux autres pays (Finlande, Inde, Canada, Norvège, Pologne, Espagne, Royaume-Uni, Suède, Allemagne, Australie...) ont adopté des formats similaires pour leurs enchères de spectre radioélectrique. En outre, les enchères ont pris une importance pratique dans l'attribution d'autres ressources limitées telles que l'électricité, les ressources naturelles et les biens appartenant à l'État. Wilson, Milgrom et de nombreux autres théoriciens des enchères ont participé à ces enchères, soit en tant que concepteurs du format d'enchères, soit en tant que consultants pour les enchérisseurs qui souhaitaient faire les offres les plus appropriées.

Dans l’un des exemples les plus récents de la mise aux enchères du spectre radioélectrique, le gouvernement français a levé 2,79 milliards d’euros le 1er octobre 2020 en vendant des fréquences destinées à la mise en place des réseaux de communication 5G (5).  Une partie de la vente a été réalisée en suivant une procédure d’enchères à plusieurs tours, comme la SMRA développée par Wilson et Milgrom. La vente aux enchères a débuté à un prix de réservation de 70 millions d’euros par bloc de 10 MHz. Après 17 tours d’enchères par Orange, SFR, Bouygues et Free, ce prix est passé à 126 millions d’euros par bloc. 

Il n’est pas surprenant que des travaux fondamentaux sur un sujet abstrait trouvent une utilisation pratique par la suite. La seule utilisation pratique des nombres complexes, essentiellement, est dans le domaine de l’ingénierie électrique. Pourtant, les mathématiciens ont conçu ces nombres bien avant la découverte de l’électricité. La théorie des enchères se distingue par le fait qu’elle a trouvé sa place dans notre boîte à outils politique quarante ans seulement après sa conception, ce qui brouille également la distinction entre le théoricien et le praticien.

Crédit d'image : © Johan Jarnestad/The Royal Swedish Academy of Sciences

Pour en lire plus 

https://www.nobelprize.org/uploads/2020/09/popular-economicsciencesprize2020.pdf

https://www.nobelprize.org/uploads/2020/09/advanced-economicsciencesprize2020.pdf

Milgrom, P. (1989). Auctions and Bidding: A Primer. Journal of Economic Perspectives, 3 (3): 3-22.

Milgrom, P. (2004). Putting auction theory to work. Cambridge: Cambridge University Press.

Références 

[1] Vickrey, W. (1961). Counterspeculation, auctions, and competitive sealed-tenders. Journal of Finance, 16, 8–37.

[2] Wilson, R. B. (1967). Competitive bidding with asymmetrical information. Management Science, 13, 816–820.

[3] Milgrom, P. and Weber, R. J. (1982). A theory of auctions and competitive bidding. Econometrica, 50, 1089–1122.

[4] Myerson, R. B. (1981). Optimal auction design. Mathematics of Operations Research, 6, 58–73.

[5] https://en.arcep.fr/news/press-releases/view/n/5g-011020.html

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