Avec Radu Vranceanu
Les Français sont la nation dans le monde occidental développé la plus critique face au capitalisme et face à la capacité du marché libre de relever les défis de développement, de l’innovation et de la réduction de la pauvreté. Plusieurs études menées par Globescan en partenariat avec la BBC sur 12 000 individus montrent l’ampleur de la méfiance des Français face aux marchés, surtout par comparaison avec d’autres cultures de pays développés et en développement. Les enquêtes sur Internet réalisées par Globesca (cf Figure 1) montrent l’écart d’avec l’Allemagne, un pays auquel la France se compare souvent, et ce même dans les années de prospérité précédant la Grande récession.
En 2012 (Figure 2), quand les pays européens souffraient encore de la crise de la dette souveraine, seuls les Espagnols avaient une opinion encore plus basse des marchés libres que les Français. Le contraste est encore plus fort quand on compare avec les réponses dans les économies émergentes d’Asie et d’Afrique.
Le personnel politique, les syndicats et la plupart des médias partagent ce scepticisme sur la capacité de l’économie libre à augmenter le niveau de vie des Français, à lutter contre la pauvreté et le chômage. Qu’ils soient de gauche ou de droite, les politiciens lancent souvent des messages qui s’opposent aux marchés libres, et notamment à la mondialisation. Il est fréquent d’entendre en France des appels lancés à l’Union européenne pour adopter des mesures protectionnistes favorisant les entreprises françaises, pour s’accorder sur l’instauration de « champions nationaux » ou pour dévaluer l’euro.
Il est vrai que la situation économique de la France est assez sombre pour un pays développé. La croissance des dernières années est assez modeste –le PIB par habitant n’a augmenté que de 0,5 % par an en moyenne entre 2000 et 2011, contre 0,7 % dans la zone euro. Le taux de chômage, de 11 % en 2014, est systématiquement supérieur à la moyenne de la zone euro, tandis que le marché du travail est paralysé par le chômage de longue durée et le chômage des jeunes. Fin 21013, la France était le seul grand pays européen à avoir un déficit commercial. Les finances publiques sont en piteux état. Les objectifs de ramener le déficit public à 3 % échouent année après année ; en 2013 la dette publique équivalait à 90 % du PIB et ne cesse d’augmenter.
Il est clair que ces piètres performances économiques plombent le moral de la population. En revanche, elles n’expliquent pas la méfiance envers les marchés. La France est loin d’être le pays le plus engagé au monde dans le libéralisme économique. Le secteur public est vaste, avec 5,4 millions de fonctionnaires (qui représentent 21 % des actifs) : l’État mène de nombreuses actions visant à corriger les différents types d’inégalités de revenus : le taux marginal d’impôt sur le revenu est assez élevé (pour les revenus supérieurs à 150 000 euros), il existe un impôt sur la fortune et l’impôt sur les successions est élevé. En 2012, le total des dépenses publiques comptait pour 56,6 % du PIB de la France, ce qui la plaçait en deuxième position européenne, après le Danemark. Par conséquent, si l’on compare avec d’autres pays qui ont de meilleurs résultats économiques (l’Allemagne, en particulier), la France connaît une forte intervention de l’État dans de nombreux secteurs de l’économie. Il semble ainsi étrange d’expliquer la réticence face aux marchés libres et au capitalisme par les mauvais résultats économiques ; au contraire, on peut présumer que la relation de cause à effet est inversée.
Une explication rapide et fréquente consiste à dire que les Français ont l’habitude d’un « État fort », selon uen tradition qui remonterait aux temps glorieux de Sully, Richelieu, Colbert, puis de Napoléon à Charles de Gaulle. Des explications sociologiques, dans la lignée de Max Weber, lient la performance économique à l’éthique catholique du travail, qui semble plus critique envers l’accumulation de richesses et plus favorable à une importante redistribution de la part du gouvernement. En revanche, cela explique mal pourquoi, parmi les autres pays catholiques, la France est de loin la plus hostile à la compétition et à aux marchés libres.
Mais les économistes ne se contentent pas de ces explications « culturelles » si elles ne sont pas étayées par une analyse approfondie des incitations et des interactions qui peuvent soutenir des institutions inefficaces pendant une longue période.
Une hypothèse stimulante et rigoureuse a été formulée par Gilles Saint-Paul en 2009. Selon lui, les individus qui se méfient des marchés s’autodéterminent pour devenir enseignant dans le primaire et le secondaire, occupant ainsi une situation protégée, mais qui ne leur permet pas d’obtenir assez d’informations pour comprendre les entreprises et les marchés. Par conséquent, ils tiennent un discours sceptique sur le capitalisme et « endoctrinent » la génération dont ils ont la charge en les faisant entrer dans une dynamique intellectuelle anticapitaliste et autoalimentée. Si l’on se projette dans le futur, on voit que cette éducation va former plusieurs générations de Français dans une culture hostile aux marchés ; si cette culture devient dominante, elle contamine les médias et les politiciens, qui se mettront à diffuser un message empreint de scepticisme.
L’exemple le plus frappant qui confirme la théorie de Saint-Paul réside dans l’enseignement de l’économie au lycée. Alors qu’un grand nombre d’économistes académiques de premier plan sont français, la culture générale en économie de la population est faible et, surtout, biaisé par l’enseignement systématique de l’économie en lien avec la sociologie et les sciences politiques. Cela ne signifie pas que la sociologie ou les sciences politiques soient intéressantes, bien au contraire, mais que leur association systématique avec l’économie donne systématiquement une approche critique sur les entreprises et l’économie, ce qui renforce le scepticisme des enseignants sur les vertus supposées des mécanismes du marché. Depuis 2007, le Ministère de l’Éducation nationale cherche à mettre en place une réforme de l’enseignement de l’économie au lycée, afin de la faire coïncider avec les avancées de l’enseignement supérieur. Le nouveau bulletin officiel de 2013 fait un pas dans la bonne direction. En revanche, tant que les trois disciplines seront enseignées par le même professeur et donneront lieu à une épreuve commune lors du baccalauréat, il est probable que le message dominant sera fait de critiques du marché tel que la sociologie et les sciences politiques le voient. Seul un enseignant qui croit à la discipline qu’il enseigne, et qui a un approche sans préjugés des entreprises et des marchés, peut faire passer un message clair, convaincant et cohérent.
Une analyse, formulée en 2010 par Philippe Aghion, Yann Algan, Pierre Cahuc et Adrei Shleifer, avance une autre explication sérieuse de cette méfiance des Français face aux marchés. Ces chercheurs ont utilisé un modèle théorique et des données fournies par le World Values Survey ; ils ont ainsi clairement observé un lien entre le degré de réglementation de cette économie et le niveau général de « confiance en l’autre ». Les données montrent que plus l’État réglemente, plus le manque de confiance est fort. En outre, dans les pays où les gens ne se font pas confiance les uns aux autres, il existe une forte demande pour que des réglementations supplémentaires soient mises en place, même si ces réglementations sont établies par un État incompétent. Cela conduit à une dynamique sociale autoentretenue et inefficace, avec une augmentation des réglementations et de la méfiance. Sans surprise, on trouve des exemples extrêmes et spectaculaires de ce cercle vicieux –pas de marché, pas de confiance et de la tricherie généralisée- dans les anciens pays socialistes d’Europe de l’Est et en URSS.
Une observation attentive des données montre que la France présente, parmi les pays riches et occidentalisés, le niveau de confiance le plus bas (plus proche de celui de l’Europe de l’Est et de l’Amérique latine que des pays nordiques ou anglo-saxons), une forte demande de réglementation par l’État et déjà de nombreuses réglementations. Selon cette analyse, le manque de confiance typiquement français dans les marchés libres pourrait bien être une conséquence du manque généralisé de confiance dans les autres. Comme Kenneth Arrow l’a montré il y a plusieurs années, l’économie de marché ne peut fonctionner correctement que si les individus ont confiance les uns dans les autres, or les individus ont cette confiance dans les économies de marché qui fonctionnement bien (Arrow, 1974).
Il existe en France des individus qui sont favorables au marché ; ils constituent un groupe de personnes qui pensent que leur avenir économique est entre leurs mains. Ce sont des personnes talentueuses ou non, qui veulent travailler dur, pour les entreprises ou pour leur auto-entreprise, car ils ont confiance en eux, en les autres et en la société. Ils ne ressentent pas le besoin d’être protégés face à d’autres groupes. Tout ce qu’ils veulent, c’est que les marchés, de biens, de services et d’importation, soient ouverts et fonctionnent bien ; ils veulent que leurs droits de propriété soient garantis par la loi et le système judiciaire. Ils veulent être libres d’entreprendre les actions qu’ils jugent les meilleures pour eux-mêmes, tout en respectant la loi et les mœurs. Quant à savoir si ces individus seront capables de retourner la rhétorique française anti-libérale et anti- marchés, ou s’ils partiront vers des pays qui reconnaissent mieux leur valeur, la question reste ouverte. L’avenir de la France en tant que puissance économique dépend très largement de la réponse à cette question, sachant que ce sont ces individus qui sont les véritables vecteurs pour l’entreprenariat, l’innovation et la croissance.
En savoir plus :
Aghion, Philippe, Algan, Yann, Cahuc, Pierre, and Shleifer, Andrei, 2010. Regulation and distrust, Quarterly Journal of Economics,125 (3), 1015-1049.
Arrow, Kenneth J., 1974. The Limits of Organization, Norton, New York.
Saint-Paul, Gilles, 2010. Endogenous indoctrination: occupational choice, the evolution of beliefs, and the political economy of reform, Economic Journal, 120, 325-353.