Les décideurs n’ont souvent d'autre choix que d’engager des réformes impopulaires, quitte à perdre la confiance ou le soutien des gouvernés. Recourir à la délégation peut toutefois les aider à limiter les retombées négatives de leurs décisions.
Déjà, Nicolas Machiavel décrivait il y a cinq siècles les mérites de cette solution. Dans son chef-d'œuvre, Le Prince (1532), Machiavel écrit, «Les Princes devraient déléguer à d'autres l'adoption de mesures impopulaires ... ». Nos contemporains ne se privent pas d’utiliser cette méthode, les exemples abondent. Comme l'illustre le film à succès Up in the Air (2010), où George Clooney interprète un consultant en ressources humaines, allant de ville en ville pour «restructurer» des firmes en détresse sans aucun état d’âme, de nombreuses sociétés de conseil ont été créées pour assurer ce type de tâches impopulaires sur délégation du management des firmes en question.
A un niveau de décision supérieur, après la crise des dettes publiques 2010-2013, des gouvernements européens (par exemple en France, en Italie et en Espagne) passent des réformes nécessaires mais impopulaires (consolidation budgétaire, flexibilisation du marché du travail). Pour se « couvrir », de nombreux dirigeants politiques soutiennent que leurs choix sont imposés par la "technocratique" Commission Européenne. Pendant plusieurs années, les gouvernements des pays en développement ont blâmé la «dictature» du FMI ou de la Banque mondiale qui imposait des ajustements structurels nécessaires mais difficiles.
La littérature traditionnelle en économie a déjà étudié le choix du décideur d’engager un délégué pour agir en son nom en insistant sur les asymétries d’information ou expertise et l’amélioration de l’efficacité. L'économie expérimentale complète cette analyse, montrant que les décideurs ont occasionnellement recours à la délégation pour faire "porter le chapeau" et "échapper à leurs responsabilités", en diminuant le jugement négatif attaché à une reforme impopulaire. Mais, si la délégation dégage le principal de ses responsabilités et tourne la négociation en sa faveur, alors un directeur manipulateur pourrait faussement prétendre qu'il a délégué la décision afin de récolter les avantages liés au transfert de l'autorité, tout en prenant lui-même la décision ; il utilise alors le « faux » délégué comme un bouc émissaire.
Dans leur article «Lying on delegation» (Tricher sur la Délégation) à paraitre dans le Journal of Economic Behavior et Organisation (2016, Elsevier) - Angela Sutan (ESC Bourgogne) et Radu Vranceanu (ESSEC Business School) développent une variante de «l'expérience de jeu de l'ultimatum » pour étudier si les individus sont capables de mentir au sujet de la délégation ; et pour analyser comment les délégués potentiels se comporteraient si on leur confiait le rôle de «bouc émissaire». Les auteurs reprennent un modèle de type « principal/agent ». En particulier, le principal peut annoncer qu'il a délégué la décision à un tiers, tandis qu'il a effectivement pris la décision lui-même. Bien sûr, il peut aussi dire la vérité.
Comme dans un jeu de l'ultimatum standard, dans cette expérience l’agent peut accepter ou rejeter l'offre. Lorsque le principal embauche un délégué mais prends lui-même la décision, le délégué sert de «bouc émissaire»; ne prend pas de décision et ne fait que servir d'alibi pour le principal.
Le but de l'expérience est double. Tout d'abord, il contribue à la littérature sur le mensonge et la déception en analysant ce mensonge particulier concernant la délégation. Suite à une série de tests dans les Laboratoires expérimentaux de ESC Dijon et ESSEC, avec des participants rémunérés, les auteurs montrent qu’un grand nombre de sujets adopteront la stratégie de la "fausse délégation", affirmant qu'ils délèguent la prise de décision, tout en la prenant eux-mêmes. Deuxièmement, les auteurs analysent aussi le comportement du délégué. Fait intéressant, un nombre non négligeable de délégués refusent d'occuper le rôle moralement ambigu de bouc émissaire et ainsi perdent leur rémunération ; ils ne veulent tout simplement pas être les «complices» d'une proposition malhonnête.
Les résultats apportent un éclairage sur le rôle des conseillers externes engagés par les décideurs quand ces derniers doivent passer des réformes impopulaires. L’expérience confirme l’hypothèse selon laquelle des décideurs peuvent embaucher des délégués pour leur « faire porter le chapeau ». Bien qu’immorale, cette situation n’est pas nécessairement mauvaise pour ceux qui vont supporter les coûts et les avantages de la réforme. Dans le jeu de l'ultimatum, le principal souhaite manipuler l’agent et accroître son gain au détriment de l’agent. Dans ce cas, le résultat est clair: l’agent est perdant. En revanche, le recours à des boucs émissaires pour faire accepter une réforme impopulaire mais nécessaire est moins condamnable.