EK : Quelle est la différence entre économie et économie expérimentale ?
Radu Vranceanu : Apparue il y a plus de 250 ans, l’économie est une science sociale qui analyse l’allocation des ressources rares entre des multiples utilisations possibles. Dans les économies décentralisées, l’analyse économique porte sur l’allocation des ressources par le marché, et propose une explication des prix. Au cœur de cette théorie, l’économie place les individus qui doivent prendre des décisions selon leurs objectifs, leurs ressources, et l’information disponible. Alors que les économistes ont clairement compris et affirmé que les objectifs humains peuvent être différents, de nombreuses analyses considèrent que les gens sont essentiellement égocentriques, voire égoïstes. Même en prenant en compte cet ensemble d’hypothèses restrictives, on peut montrer que les échanges volontaires, spécifiques à une économie de libre-marché, permettent d’offrir le bien-être maximal
La méthodologie de l’économie traditionnelle implique une connaissance approfondie des faits économiques, le développement de théories fondées sur des axiomes du choix humain, et des tests empiriques qui confrontent les théories à un grand nombre d’observations récoltées sur le terrain. Ce dernier aspect a conduit à l’émergence de l’économétrie, une discipline qui traite particulièrement des inférences statistiques à partir d’un large ensemble de données économiques.
L’économie expérimentale est un champ assez récent de l’économie ; bien que les premières études datent de 1960, le champ est devenu important dans les années 1990. Aujourd’hui, il existe de nombreux journaux spécialisés, une importante association de chercheurs internationaux (Economic Science Association) et beaucoup d’associations nationales. Trois économistes – Vernon L. Smith, Daniel Kahneman, Richard Thaler – ont reçu le Prix Nobel pour leur contribution dans ce domaine. Parce qu’elle a pris au sérieux le concept de décideurs « sophistiqués », l’économie expérimentale a aidé l’économie traditionnelle à aborder les nouveaux défis, et est parfois allée jusqu’à qualifier de façon critique les postulats de ce domaine, et l’ancien « homo economicus ».
EK : Comment ça marche ?
Radu Vranceanu : La méthodologie basique s’inspire d’expériences en laboratoire, comme il est fréquent en psychologie. On invite des participants au laboratoire où, de façon anonyme, ils sont appelés à prendre des décisions économiques, seuls ou avec d’autres participants. Ces décisions impliquent des coûts et des bénéfices pour le participant. Idéalement, on distribue les participants de façon aléatoire entre deux groupes, un groupe est soumis au stimulant, l’autre reçoit un « placebo » ou pas de stimulant. L’écart dans les différences de la variable d'intérêt permet de déceler l’effet net du traitement.
Pour être encore plus réaliste, et aussi pour être sûr que les participants prennent l’expérience au sérieux, les participants sont payés en monnaie sonnante et trébuchante, en fonction de leur performance dans le laboratoire.
Pour prendre un exemple simple, considérons que lorsque vous arrivez au laboratoire vous recevez 20 euros. On vous demande de les partager avec un autre joueur anonyme présent dans la pièce. Combien donneriez-vous ? De nombreux économistes répondraient : « rien, pourquoi devrais-je partager mon argent avec un inconnu qui ne sait pas qui je suis ? ». En réalité, les gens se préoccupent d’autrui. Ils ont des « préférences sociales ». Dans le laboratoire, de tels « dictateurs » donneront en moyenne environ 20% de leur dotation à leur partenaire inconnu, avec une hétérogénéité significative parmi les individus (certains ne donnent rien). Ce résultat est plutôt constant malgré les différences de mises et de cultures. Dans le jeu de l’ultimatum, celui qui reçoit peut refuser l’offre, et dans ce cas, les bénéfices de deux joueurs sont ramenés à zéro. Cela crée une véritable interaction stratégique entre les deux participants. Avec des agents égoïstes et égocentriques, le receveur devrait accepter un tout petit montant, disons 1 euro, puisque 1 est toujours mieux que zéro ; par conséquent, celui qui propose de façon « rationnelle » devrait offrir 1 euro, pas plus. Des centaines d’expériences ont montré que ceux qui reçoivent refusent systématiquement les offres qui représentent moins de 30% de la dotation initiale. Ceux qui proposent, conscients de cette importance du principe de justice, donnent en moyenne environ 40% de leur dotation.
EK : Pourquoi la théorie et la traditionnelle analyse des données ne sont pas suffisantes ? Les données de laboratoires créent-elles une valeur ajoutée ?
Radu Vranceanu : Le développement de l’économie expérimentale a incité les économistes à réfléchir à une définition plus large du modèle économique de l’homme. Inspirés par les résultats tirés de jeux expérimentaux relativement simples, comme montré ci-dessus, ils sont passés de l’agent égoïste et égocentrique aux décisionnaires qui font attention aux autres, suivent les normes sociales, rendent la pareille, ont un sentiment de justice, etc... Aux frontières de la discipline, on trouve de plus en plus d’études qui essaient de rapprocher les décisions de sang-froid chères aux économistes traditionnels et les émotions humaines. Les frontières avec la psychologie et le comportement du consommateur sont de plus en plus brouillées.
A mon avis, ces nouvelles contributions ne remettent pas en cause de façon significative les principales découvertes de l’économie traditionnelle, comme la loi de la demande, la fixation des prix dans un contexte de concurrence, dans un contexte de monopole, l’économie internationale, etc... mais elles aident à repousser les frontières du domaine.
D’un point de vue méthodologique, ce qui est intéressant avec les expériences c’est qu’elles fournissent des tests de causalité faibles. Dans l’environnement contrôlé du laboratoire et le domaine des expérimentations, on peut être presque sûr que l’effet est dû au traitement et non à quelque variable oubliée.
EK : Y a-t-il des limites ? Comment doit-on les prendre en compte ?
Radu Vranceanu : Bien sûr, des limites existent. On ne peut pas se fier à un résultat expérimental si l’expérience n’a pas été répétée des centaines de fois. De nombreux résultats « établis » sont très sensibles au cadre, et s’effondrent dans un contexte différent. Par exemple, c’est un fait établi que, dans un laboratoire, les hommes préfèrent une loterie plus risquée contrairement aux femmes. En revanche, d’autres études ont révélé que dans les choix d’investissements faits par les traders masculins et féminins, il n’y a aucune différence en termes de prise de risques. L’effet de la demande formulée par celui qui mène l’expérimentation, où les participants essaient de « faire plaisir » et de deviner le « bon » comportement, peut être problématique.
En général, les expériences en laboratoire ont une validité externe moins forte que la recherche empirique traditionnelle. Mais je dois souligner que le but de ces expériences n'est pas de supplanter l'économétrie, mais d'attirer l'attention sur des possibles biais comportementaux pendant la prise de décisions , un élément parfois oublié par l'économie traditionnelle.
EK : Pouvez-vous m’en dire un peu plus sur les expérimentations que vous menez ici, à l’ESSEC ? Un exemple récent, peut-être ? Quelles étaient vos conclusions ?
Radu Vranceanu : Le Lab Expérimental de l’ESSEC a été établi en mars 2010 et depuis sa création il a permis de mener de nombreuses études de comportement en marketing, management, finance, recherche opérationnelle et économie. En collaboration avec d’autres collègues économistes, j’ai mené environ vingt expériences, avec 2200 participants. Plusieurs études ont analysé les rumeurs, le mensonge et la tromperie dans les choix économiques. D’autres recherches ont étudié les différences de genre dans la concurrence et la coopération au travail. Deux analyses récentes ont envisagé les dons pour les associations caritatives. J’ai aussi étudié les jeux de coordination lors des investissements et des paniques bancaires. La plupart de ces articles ont été publiés dans des revues spécialisées, parmi lesquelles le Journal of Economic Behavior and Organization, le Journal of Behavioral and Experimental Economics, le Journal of Economic Psychology, le reste étant encore en cours.
Pour prendre un exemple récent, récemment publié dans le Journal of Behavioral and Experimental Economics (janvier 2019), Delphine Dubart et moi-même analysons le comportement individuel de menteur dans le jeu de déception introduit par Uri Gneezy en 2005. Nous développons une nouvelle tâche pour savoir si les gens peuvent être « emmenés » à la malhonnêteté, et émettre de faux messages au détriment d’un autre joueur pour leur propre bénéfice. De nombreux sujets dans le rôle de l’Envoyeur répondent aux incitations en accord avec la théorie du prix : ils renonceront à une communication honnête seulement si le bénéfice du mensonge est assez important ; certains sont « éthiques » - ils ne mentiront jamais quel que soit le bénéfice abandonné, et certains sont « malveillants », c’est-à-dire qu’ils mentiront même avec un bénéfice nul.
Dans un article très connu de 2007, Muriel Niederle et Lise Vesterlund ont démontré que, lorsqu’elles en ont l’occasion, plus de femmes que d’hommes éviteraient d’effectuer une tâche à effort réel liée à une compensation fondée sur la compétition. Dans un article publié dans le Journal of Economic Psychology, co-écrit avec Seeun Jung, professeur à l’Inha University en Corée du Sud, nous avons analysé les changements dans le comportement des sujets exposés à des schémas de rémunération compétitive (tournois), dans deux différentes cultures – en Corée – une culture interdépendante, et en France, une culture indépendante. Nous avons mesuré le bien-être avant et après avoir permis aux sujets de participer à une tâche avec un effort réel où le gagnant prend tout. Nous avons confirmé les résultats déjà existants en France, et nous avons trouvé que les femmes n’aiment pas subir de la compétition sur leur lieu de travail. En revanche, en Corée, les femmes apprécient la compétition ; de plus, leur réaction en matière de productivité est comparable à celle des hommes français. Une telle étude a des implications managériales, les entreprises multinationales devraient mettre en place des schémas de rémunération différents selon le pays. Elle souligne aussi le risque d’une généralisation « rapide » à d’autres cultures de résultats fondés sur des sujets occidentaux .
EK : Pourquoi était-ce important pour l’ESSEC d’avoir son propre laboratoire ?
Radu Vranceanu : A l’ESSEC nous sommes de fervents défenseurs de l’innovation et de l’esprit entrepreneurial dans tous les domaines académiques. La création d’un laboratoire expérimental par une équipe transdisciplinaire de professeurs motivés, avec le support de l’administration de l’école, est un exemple d’innovation académique. J’ai le sentiment que la recherche expérimentale est nécessaire pour une école de commerce comme la nôtre qui se donne comme mission de produire une recherche originale et impactante, utile aux entreprises et à la société.