Raison et Suspens : une perspective tirée de la littérature anglaise du XIXème appliquée à l’entreprise moderne

Raison et Suspens : une perspective tirée de la littérature anglaise du XIXème appliquée à l’entreprise moderne

Dans son célèbre roman, Raison et Sentiments, Jane Austen décrit la vie des sœurs Dashwood dans l’Angleterre du XVIIIème siècle. Elinor Dashwood tombe amoureuse d’Edward Ferrars. Bien que ce sentiment soit partagé, Edward est déjà secrètement fiancé à une autre femme, qui se révèle être plus intéressée par la fortune familiale d’Edward que par Edward lui-même. À la fin du roman, Edward est déshérité mais il épouse finalement Elinor. Bien sûr, toutes les histoires d’amour ne se terminent pas aussi bien. Dans le même roman, Marianne, la sœur d’Elinor, entretient une relation avec John Willoughby. Cependant, contrairement à Edward, Willoughby préfère une vie confortable à la poursuite du grand amour. C’est pourquoi Willoughby épouse une jeune fille fortunée plutôt que Marianne.

En adoptant un  point de vue économique froid, il est facile d’élaborer un mécanisme simple qui produit une règle de répartition selon laquelle l’idéaliste Edward perd sa fortune mais réussit en amour, et le matérialiste Willoughby s’assure une vie confortable financièrement mais échoue à trouver l’amour. Tout ce que nous avons à faire c’est demander à chaque gentilhomme s’il est plutôt idéaliste ou matérialiste, et ainsi lui attribuer l’épouse adéquate.

La théorie des mécanismes d’incitation a été un outil essentiel pour analyser quelles règles institutionnelles sont nécessaires pour atteindre des objectifs spécifiques dans des organisations, comme des marchés et des entreprises[1]. Cette théorie est particulièrement utile pour analyser des situations où des individus, à l’intérieur d’une organisation, disposent d’informations privées importantes, mais ne souhaitent pas les révéler tout de suite, en raison d’un conflit d’intérêts. Un mécanisme adapté peut motiver ces agents économiques à faire part de leurs informations de façon sincère.

Bien que le mécanisme d’incitation soit un outil essentiel pour analyser de nombreux problèmes économiques, ce n’est pas la recette miracle pour écrire un chef-d’œuvre de littérature. Dans Raison et Sentiments, il faut trois tomes et 300 pages pour qu’Elinor et Edward soient réunis. D’abord, Edward se conduit de façon détachée et Elinor en conclut qu’il n’est plus intéressé. Ensuite, elle apprend qu’Edward s’est déjà engagé, engagement auquel il refuse de se soustraire par honneur. Cependant, la mère d’Edward découvre aussi cet engagement et le déshérite pour montrer sa désapprobation. À partir du moment où Edward cesse toute relation avec sa riche famille, sa fiancée rompt et épouse son frère, qui est désormais le seul héritier du domaine familial. Elinor entend parler de ce mariage dans la famille d’Edward et en déduit que c’est Edward qui s’est marié. Vers la fin du roman, Edward apparaît de façon inattendue et annonce à Elinor qu’il n’est plus contraint par son précédent engagement ni par ses obligations familiales.

Afin de créer du suspens tout au long du roman, Austen ne révèle pas d’un coup les traits de caractères de ses personnages. Les révélations sont plutôt étayées par une série de décisions prises par les protagonistes. Ces décisions sont logiques de leur point de vue  : chaque décision reflète les préférences de celui qui la prend, en fonction de ce qu’il ou elle sait à propos des autres personnages, au moment où la décision est prise. Les décisions ne servent pas seulement à révéler les traits de caractères aux lecteurs (et aux autres personnages dans le roman) mais conduisent également au dénouement auquel les personnages vont faire face à la fin de l’oeuvre.

Appliquer la méthodologie d’Austen à la théorie de l’entreprise

Dans l’une des plus influentes premières applications du mécanisme de l’incitation, Harris, Kriebel et Raviv étudient le problème interne à l’entreprise de l’allocation de recherche[2]. Ils modélisent l’entreprise comme la combinaison de plusieurs divisions Produit différentes avec une seule division des ressources. À chaque division Produit est affecté un niveau prédéterminé de production, en utilisant soit ses propres ressources ou un bien intermédiaire qui provient de la division des ressources. La productivité de chaque division Produit dans l’utilisation du bien intermédiaire est une informations privée, de même que l’efficacité de la division des ressources pour transformer une ressource primaire en bien intermédiaire. L’administration de l’entreprise doit déterminer la manière d’allouer les biens intermédiaires à travers les différentes divisions et le montant de la somme à transférer à chaque division pour compenser le coût de leurs ressources propres. Harris, Kriebel et Raviv montrent que depuis la perspective de l’administration, la façon la plus rentable de motiver ces différentes divisions nécessite d’utiliser un mécanisme des prix de transfert : les divisions Produit et la division des ressources transmettent de façon simultanée toutes leurs informations privées à l’administration de l’entreprise et le mécanisme de Harris, Kriebel et Raviv détermine les prix de transfert pour échanger les biens intermédiaires parmi les différentes divisions à l’intérieur de l’entreprise.

Dans un article récent publié dans le Rand Journal of Economics[3], je soutiens que l’entreprise moderne, avec un flux entrant et sortant permanent de différents salariés, est plus proche de l’intrigue d’un roman de Jane Austen que d’une entreprise de modèle économique standard. Pour beaucoup d’entreprises réelles, un mécanisme qui demande à l’administration de communiquer simultanément avec toutes ses divisions n’est pas une solution réaliste au problème de l’allocation de ressources. Une conception plus pratique demanderait aux différentes divisions de l’entreprise de faire part de leurs informations privées à l’administration de façon séquentielle. Cette conception nécessitera une procédure de communication moins exigeante que le mécanisme standard simultané, puisqu’une division individuelle aura besoin de révéler ses informations, seulement si cela va faire une différence dans l’allocation des ressources de l’entreprise. Par exemple, si la division des ressources a déjà révélé que la production des biens intermédiaires est très coûteuse, l’administration peut directement demander aux divisions Produit de fabriquer le bien final en utilisant leurs propres ressources plutôt que le bien intermédiaire. Cela permet à l’entreprise de ne pas perdre de temps à prévoir la productivité de chaque division en utilisant un bien intermédiaire qui ne sera pas disponible pour elles.

Malheureusement, ce schéma de transfert des prix de Harris, Kriebel et Raviv n’est pas compatible avec la révélation graduelle de l’information expliquée ci-dessus. Une fois qu’une division Produit a pris connaissance par la division des ressources du coût pour produire le bien intermédiaire, cette division Produit peut alors sous-évaluer sa productivité pour réduire le prix de transfert qu’elle paie. Néanmoins, les résultats dans mon article identifient un ensemble de transferts monétaires alternatifs qui donnent les bons encouragements pour les divisions. De plus, ces transferts alternatifs sont équivalents aux transferts originels Harris-Kriebel-Raviv en termes d’attentes (du point de vue de chaque division) et ils respectent les exigences du budget général de l’administration de l’entreprise.

−−−

[1] Le Prix de la Banque de Suède en sciences économiques, en mémoire d’Alfred Nobel, a été décerné conjointement à Leonid Hurwicz, Éric S. Maskin et Roger B. Myerson en 2007 "pour avoir posé les bases de la théorie des mécanismes d’incitation." Voir http://www.nobelprize.org/nobel_prizes/economic-sciences/laureates/2007/
[2] Harris, M., Kriebel, C.H., and Raviv, A. “Asymmetric Information, Incentives and Intrafirm Resource Allocation,” Management Science, Vol. 28 (1982), pp. 604-620.
[3] Celik G. “Implementation by Gradual Revelation”The RAND Journal of Economics, Vol. 46 (2015), p. 271-296. En plus de l’allocation de ressources dans les entreprises, cet article discute de la pertinence des mécanismes de révélation graduelle dans un contexte d’enchères et de litiges.
[4] Pour d’autres exemples de réflexion économique dans l’œuvre d’Austen, voir le livre étonnant de Chwe, M.S.Y., Jane Austen, game theorist. Princeton University Press, 2014. 

Suivez nous sur les réseaux