Petites et grandes questions pour repenser la pauvreté : Sur la contribution de Abhijit Banerjee, Esther Duflo et Michael Kremer

Petites et grandes questions pour repenser la pauvreté : Sur la contribution de Abhijit Banerjee, Esther Duflo et Michael Kremer

En 1990, 35,9 % de la population mondiale vivait dans une situation de grande pauvreté, incapable de satisfaire ses besoins primaires en nourriture, eau et logement, ou d’avoir accès à des installations sanitaires, une éducation et des soins décents. Trois décennies plus tard, seulement 10 % de la population mondiale est toujours extrêmement pauvre. Comment peut-on expliquer cette progression spectaculaire ? Et qu’est-ce qui peut être fait pour éradiquer l’extrême pauvreté dont sont victimes 734 millions de personnes aujourd’hui ?

Les années 90 ont vu le développement de deux situations concurrentes, une grande et une petite, qui expliquent conjointement la baisse de l’extrême pauvreté mondiale. La grande est l’importante croissance macro-économique de la Chine. La petite est une révolution méthodologique dans le domaine de l’économie de développement. C’est pour cette dernière que Abhijit Banerjee (Massachussetts Institute of Technology, Cambridge, États-Unis), Esther Duflo (Massachussetts Institute of Technology, Cambridge, États-Unis) et Michael Kremer (Université de Harvard, Cambridge, États-Unis) ont été récompensés du prix 2019 de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel « pour leur approche expérimentale dans la réduction de la pauvreté mondiale », comme annoncé le 14 octobre 2019.

Alors que la révolution méthodologique est majeure, on peut la qualifier de « petite », dans la mesure où elle se concentre sur la compréhension des causes de la prospérité économique, en posant des questions abordables sur la capacité de programmes politiques précis à faire sortir des gens de la pauvreté. Par exemple, au lieu de demander « Quel est l’impact de l’éducation sur la prospérité économique ? », la nouvelle approche est de demander « Comment encourager les enfants à aller à l’école ? » ou « Comment peut-on faire baisser l’absentéisme des professeurs ? ». Prises ensembles, les réponses à ces petites questions ont éclairé les grandes questions qui occupent l’esprit des économistes depuis longtemps. C’est pourquoi, elles sont des grandes petites questions. Ces questions sont aussi classifiées en tant que telles par la méthodologie utilisée pour y répondre : l’essai contrôlé randomisé (ECR). 

Lorsqu’ils utilisent des essais contrôlés randomisés, les économistes se comportent comme des médecins qui testent un nouveau médicament pour soigner une maladie. Les expérimentateurs randomisent l’attribution d’un traitement (par exemple, fournir des informations sur le retour à l’école) à un groupe de familles, et comparent l’assiduité à l’école des enfants de ces familles avec celle des enfants des familles qui n’ont pas reçu l’information (le groupe de contrôle). Cette méthodologie fournit des réponses causales et quantifiables à la question : si on avait un euro à dépenser sur un programme de développement spécifique pour augmenter les taux de scolarisation, quelle politique pour maximiser son rendement social ? Kremer, Duflo et Banerjee se sont inspirés tant de leurs expériences professionnelles que personnelles pour développer cette approche. Michael Kremer a lancé les essais contrôlés randomisés après avoir passé une année à enseigner au Kenya, où il est retourné en vacances, pendant lesquelles il a eu l’idée de ces essais randomisés. Esther Duflo, qui a contribué à élargir et approfondir l’utilisation de cette approche avec Abhijt Banerjee, a été inspirée par sa mère médecin, dans l’utilisation de ces essais pour étudier ce qui marche ou pas dans l’éradication de la pauvreté.  

En fournissant des réponses scientifiques rigoureuses à ces petites questions, les lauréats du prix Nobel de cette année ont beaucoup contribué à repousser les frontières du savoir en économie, en soulignant le rôle des facteurs comportementaux et psychologiques dans l’explication du comportement humain. D’un point de vue pratique, ils ont aussi guidé le travail des ONG, des gouvernements et des organisations internationales. Enfin, ils ont transformé la relation des économistes avec les responsables sur le terrain et les politiques. Comme l’élaboration et l’exécution de ces essais ont nécessité beaucoup d’infrastructures sur place, leur approche a naturellement été collaborative, et a encouragé les universitaires à interagir plus avec les associations à but non lucratif et les communautés locales. Le contact direct avec ces communautés locales a également permis d’amoindrir certains stéréotypes négatifs attachés aux pauvres. En effet, Abhijit Banerjee, qui a grandi à Calcutta dans une famille de la classe moyenne près d’un bidonville, souligne que la pauvreté est multidimensionnelle et peut avoir une myriade de raisons, dont un manque d’accès aux services financiers, sanitaires ou scolaires. 

Les effets secondaires mentionnés ci-dessus de cette révolution méthodologique sont les bienvenus dans un monde d’infox et de scepticisme croissant à l’encontre des sciences. De plus, en reconnaissant qu’on répond plus facilement à certaines questions qu’à d’autres, ce prix Nobel envoie un message d’humilité à la profession économique. Enfin, Esther Duflo a mentionné qu’elle espérait être un modèle pour les futures générations de jeunes femmes économistes, mais aussi pour les économistes de minorités sous-représentées dans la profession. En tant que plus jeune lauréate du prix Nobel d'économie, seconde femme seulement et quatrième française à recevoir cet honneur, elle est certainement une source d’inspiration pour tous.

Au-delà de l’éradication de la pauvreté, les recherches des lauréats de cette année pourraient inspirer les responsables politiques à travers le monde à tendre vers une évaluation et une conception au préalable des programmes plus systématiques, afin que les chercheurs, et la société plus largement, apprennent à mieux allouer les ressources rares vers des usages alternatifs. Cependant, cette révolution méthodologique devrait être vue comme un complément, et non un substitut, aux approches alternatives. Pour citer un camarade Nobel Angus Deaton, les conclusions tirées d’expérimentations sur le terrain font face à deux problèmes : l’incapacité à généraliser et la question d’échelle. Le premier, ou la « validité externe » comme disent les économistes, signifie que ce qu’on apprend dans un village rural du Kenya n’est pas toujours utile pour comprendre l’extrême pauvreté dans une autre région ou pays. Le deuxième signifie que des programmes qui produisent certains effets sur de petits groupes peuvent produire des résultats différents au niveau macroéconomique. De plus, cette méthode n’est pas toujours disponible pour évaluer des politiques dans d’autres domaines, par exemple la politique monétaire, où les approches expérimentales sont beaucoup plus difficiles à mettre en oeuvre. 

Malgré ces réserves, les recherches de Abhijit Banerjee, Esther Duflo et Michael Kremer nous amènent à repenser la pauvreté en développant les outils et méthodes disponibles pour rechercher ses causes et les meilleurs moyens pour l’éradiquer. Leur approche est une inspiration pour nous tous afin de repenser, en tant que consommateurs, employés, managers, PDGs, politiques et citoyens, comment nous pouvons unir nos efforts pour améliorer la société avec pragmatisme, sans tomber dans les postulats et le dogmatisme idéologique stériles. 

 

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