Parmi les possibilités qui s'offrent à un actionnaire s’intéressant à l'entreprise dans laquelle il a investi, voire souhaitant l'influencer, on cite toujours les votes et éventuelles campagnes de votes, des tentatives spectaculaires de prises de contrôle, des demandes d'obtention d'un siège au Conseil. Ces techniques sont par définition réservées aux actionnaires disposant déjà seul ou de concert[1] d'un pourcentage de droits de vote[2] assez conséquent. Pour rappel, il faut 5% des droits de vote pour être en mesure de proposer une résolution externe par exemple.
S'intéresser aux questions que posent les actionnaires, identifier qui les pose, leur thématique et, surtout comment les dirigeants lors des assemblées générales y font réponse participe à l'exercice de l'analyse de la montée de l'activisme en France menée au CEDE[3] de l'ESSEC.
On constate ces temps-ci une plus grande détermination des actionnaires à comprendre les décisions, à analyser les résolutions. Mais le questionnement est également un moyen indirect d'influencer la direction de l'entreprise lorsque la question est précise, argumentée et exige une réponse engageante de celle-ci en direct à l'AG ou sur le site, suite à une question écrite.
L’exigence démocratique des AG
Nous envisageons la question comme outil de démocratie car elle permet un lien direct entre l’actionnaire minoritaire et les dirigeants et d’interroger sur les sujets qui importent, ou qui fâchent. Le nombre moyen de questions orales reste assez stable : 18 par AG en 2015, 20 en 2016 et une légère baisse en 2017 avec seulement 16 questions. Pour l’année 2018 sur les chiffres récoltés dans 28 sociétés du CAC 40 avec 485 questions, soit17 questions en moyenne, ce nombre reste stable. Le temps consacré au débat est plutôt stable sur les 5 ans passés avec une durée moyenne de 52 minutes en 2014, 43 en 2017 et de 51 minutes en 2018. Dans le même temps la durée moyenne des AG reste stable, oscillant entre 2h41 et 2h47 sur la période de 2012 à 2017. Le temps de débat occupe une place prépondérante dans le déroulement des assemblées générales et les dirigeants mettent généralement un point d’honneur à répondre au mieux aux questions de leur actionnariat.
Les dirigeants sont présents, entourés des administrateurs et des hauts cadres exécutifs du groupe et chacun répond à priori de manière précise. Dans certains cas, les dirigeants vont jusqu’à prendre des engagements, ce faisant la question se transforme alors en un véritable processus d’influence. Elles concernent aussi bien la stratégie de l’entreprise, que ses activités, ses résultats, l’actionnariat et la bourse, ou encore les rémunérations et la gouvernance.
Les profils des actionnaires intervenants par ce biais sont extrêmement variés mais quelques uns émergent : des fonds engagés, comme Phitrust qui aura été très actif cette année notamment dans le domaine de la RSE et aura posé pas moins de 40 questions orales ou écrites[4] . De plus en plus, des ONG et associations se font l’écho d’une cause particulière et entendent la faire progresser. Elles s’attaquent à un domaine spécifique ; citons les Amis de la Terre[5] très actifs sur l’écologie, l’AFJE qui tente d'influencer les pratiques de mixité des sociétés[6],et enfin pour la protection des intérêts des actionnaires individuels, l’Association pour le Patrimoine et l’Actionnariat Individuel.
Si la plupart des questions émanent de structures de référence, certains actionnaires individuels sont réputés pour leurs actions et posent certaines questions qui fâchent, ils jouissent d’une influence certaine dans le monde de l’activisme actionnarial. L’exemple, le plus célèbre est Roger Trang, star des AG dont les questions soulèvent parfois l’hilarité ou un tonnerre d’applaudissements tant il s’attache à intervenir avec des questions extrêmement pointues ou inattendues.
Les actionnaires salariés font des interventions intéressantes car il s’agit d’avis d’intervenants directement exposés au quotidien de la société. Les actionnaires « classiques » dont les institutionnels interviennent parfois mais ils ont en général eu l’occasion d’entamer un dialogue au fil de l’eau avec la direction. D’années en années, les questions évoluent et se font l’écho de l’actualité avec des thématiques correspondant à l’évolution des mentalités.
L’évocation de sujets humains et environnementaux : la mixité et la RSE
En 2018, l'analyse des questions nous permet d'identifier la montée en puissance de thèmes et de sujets sensibles mais aussi la modification du questionnement sur certains thèmes, qui démontre une appropriation plus fine des problématiques.
Sur la mixité on est passé de questions sur la progression de la mixité dans les Conseils en lien avec la loi quota dite Copé Zimmerman[7] à des questions plus larges sur la politique de mixité de l'entreprise. Analyse que nous avons menée dans l'article récemment paru dans le journal spécial des sociétés[8].
Quant à la responsabilité sociale et environnementale et notamment le réchauffement climatique, les questions se font nombreuses et acérées, sachant qu’en parallèle des investisseurs institutionnels comme la Caisse des dépôts sont extrêmement vigilants, exigent des engagements et sont prêts à désinvestir.
Le fonds Phitrust a eté très actif cette année, sa participation au capital de nombreuses sociétés du CAC40 lui aura permis de défendre sa cause dans plusieurs assemblées en posant à chaque fois une question relative aux « Science Based Targets »[9]. Ont été interpellées : Michelin, Air Liquide, Crédit Agricole, Sanofi, Safran ou encore AXA, avec des réponses plus ou moins complètes. Dans le domaine du réchauffement climatique, les Amis de la Terre ont questionné la BNP sur le financement d’une mine à ciel ouvert en Allemagne, ce à quoi la société a répondu qu’elle accompagnait seulement les entreprises projetant de réduire leurs émissions de gaz à effet de serre. Ces questions se révèlent être une excellente méthode d’activisme car elles permettent de montrer aux sociétés que leurs pratiques sont scrutées publiquement
Sur le thème de la stratégie qui suscite un intérêt particulier donc nombre de questions, Roger Trang par exemple au cours de l’assemblée générale d’AccorHotel s’est interrogésur l’augmentation de la participation du groupe dans d’autres sociétés et a demandé au conseil d’expliciter les raisons des acquisitions[10].
Quant à la gouvernance pure, thème plus spécifique qui commence à intéresser l’actionnaire lambda, certaines questions cette année ont bien entendu porté sur le Say on Pay. La rémunération est un sujet qui suscite beaucoup d’intérêt comme en témoigne cette question d’un actionnaire de Vinci : « Pourquoi la majorité de la rémunération variable n’est-elle pas fondée sur des critères extra-financiers plutôt que sur la performance de l’action ? »
Un exemple d’activisme intense par les questions : le cas RegroupementPPlocal
L’association RegroupementPPlocal est emblématique de l’impact que peuvent avoir les questions sur la direction d’une société. Créée en avril 2016 pour défendre les minoritaires de la société Solocal (ex Pages Jaunes), l’association a eu un fort impact sur la gouvernance de la société. Pour l’assemblée générale d’octobre 2016, l’association avait envoyé pas moins de 20 questions écrites pour contester des choix économiques et notamment la mise en place d’un PSE[11].
Ces questions soulignaient la contradiction entre le discours de la société et notamment la politique de rémunération des dirigeants. Au cours de l’assemblée du 19 octobre 2016, cette politique de nombreuses questions extrêmement précises et détaillées mettant la direction face à ses responsabilités avaient permis d’obtenir le rejet du PSE, ainsi qu’une place pour Alexandre Loussert le dirigeant de l’association au conseil d’administration et ce sans l’approbation du conseil, prouvant ainsi que la défense des minoritaires n’était pas vaine malgré un environnement légal peu propice.
La question droit sacré, parfois dénaturé
On ne peut pas passer sous silence le fait que parfois les préoccupations de certains actionnaires sont plus terre à terre. Un domaine récurrent en la matière est celui du buffet ou des éventuels cadeaux offerts par la société.. Mais cela va parfois plus loin, à titre d’exemple lors de l’assemblée générale d’Orange, le 4 mai 2018, un actionnaire a évoqué ses soucis de connexion avec la fibre optique confondant vraisemblablement l’assemblée générale avec le service après-vente de la société. Le trublion Roger Trang pour sa part n’aura pas hésité, au cours de l’assemblée de Safran à demander des places gratuites pour les actionnaires, afin d’assister au salon du Bourget. Enfin, chez Total, un actionnaire est même allé jusqu’à parler d’un problème de fuite dans sa cuve de fioul... Le questionnement des actionnaires, un droit sacré et parfois une sacrée utilisation !
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[1] La loi n° 89-531du 2 août 1989 relative à la sécurité et à la transparence du marché financier définit l’action de concert comme l’agissement concerté de personnes ayant conclu un accord dans le but d’obtenir, de céder ou d’exercer des droits.
[2] Article R 225-71 du code de commerce.
[3] Centre Européen de Droit et Economie www.essec.edu
[4] Source : www.phitrust.com
[5] www.amisdelaterre.org
[6] www.affj.fr
[7] Loi nᵒ 2011-103 du 27 janvier 2011 relative à la représentation équilibrée des femmes et des hommes au sein des conseils d'administration et de surveillance et à l'égalité professionnelle.
[8] Loi quota Zimmerman Copé ? Viviane de Beaufort, JSS Aout 2018.
[9] Cette initiative vise à appeler les entreprises à aligner leurs émissions de gaz à effet de serre sur un objectif de 2°C.
[10] Vos participations dans Noctis et dans Potel Chabot sont-elles appelés à augmenter ? Les raisons qui vous poussent à faire ces acquisitions ? Roger Trang Accor Hotel
[11] Plan de sauvegarde économique.