Les organisations et les entreprises font face à de nombreuses demandes des institutions, dont des instances régulatrices, des investisseurs et des corps professionnels. Comme ces institutions sont susceptibles de fournir les principes de conduite pour l’organisation du travail, de contrôler les ressources vitales ou d’avoir le pouvoir de légitimer, leurs demandes doivent être prises au sérieux.
Dans le domaine militaire, par exemple, où la chaîne de commande est linéaire, les demandes sont simples. Mais certaines organisations doivent composer avec des demandes incompatibles ou contradictoires car elles travaillent dans des domaines plus fragmentaires. Par exemple, le système de santé américain est contrôlé par des autorités multiples qui ne sont pas coordonnées et qui ont des priorités très différentes. Les organisations comme les entreprises de biotechnologies, les institutions d’avocats évoluent dans des environnements similaires. Dans ce secteur, aucune autorité n’a le dernier mot, mais chacune est suffisamment puissante pour qu’on l’écoute.
La complexité institutionnelle se renforce
L’accroissement de la mondialisation signifie l’augmentation des demandes contradictoires, les organisations devant composer avec la pression des institutions à la fois nationales et locales. Également, de nombreuses organisations adoptent des stratégies hybrides, par exemple en combinant des objectifs commerciaux avec une mission sociale.
Que fait donc une organisation quand elle reçoit des demandes institutionnelles contradictoires ? Plusieurs chercheurs se sont penchés sur la question, mais la plupart ont considéré les organisations comme des acteurs d’un seul tenant, comme des individus ayant des objectifs déterminés. Or en réalité, les organisations sont des combinaisons complexes de groupes ayant chacun des valeurs, des objectifs et des intérêts différents. Si des demandes contradictoires sont défendues par différents groupes dans une même organisation, il y aura un conflit interne.
Nous avons cherché à découvrir la manière dont les organisations expérimentent réellement les demandes contradictoires et y répondent ; pour ce faire nous avons développé un modèle pour expliquer et prédire leurs réactions à partir des travaux de nos prédécesseurs. Notre modèle prend en compte la nature des demandes contradictoires, la manière dont elles sont représentées dans l’organisation et la motivation des différents groupes pour faire en sorte que les demandes qu’ils portent soient satisfaites.
Privilégier la fin ou les moyens
Les organisations sont confrontées à deux types de demandes : celles qui portent sur la fin, et celles qui portent sur les moyens. En d’autres termes, certaines demandes portent sur ce que l’organisation devrait faire, tandis que d’autres portent sur les moyens pour atteindre une fin. En général, les conflits sur les moyens peuvent se résoudre plus facilement avec des compromis et de la souplesse, tandis que les conflits sur les fins sont plus profonds et plus difficiles à résoudre.
La manière dont les demandes contradictoires sont représentées dans une organisation dépend de la manière dont les individus les perçoivent. Les personnes qui ont été formées dans une logique particulière sont plus susceptibles de s’y tenir ou de rejeter les autres points de vue. Cela peut être le cas si elles ont reçu une formation professionnelle particulière, par exemple.
Parfois, c’est un seul groupe qui représente une demande particulière (représentation unique). D’autres fois, différents groupes ont chacun une opinion (représentation multiple). Ou il se peut qu’aucune demande ne soit portée (absence de représentation). Les chercheurs ont trouvé cinq stratégies que les organisations utilisent pour répondre aux demandes contradictoires, chaque stratégie ayant avec sa tactique propre. La première stratégie est l’acquiescement, ou le fait de céder. La seconde est le compromis, avec parfois un équilibre à établir entre les différentes attentes, en apaisant ceux dont les souhaits n’ont pas été satisfaits ou en négociant avec les différentes parties. La troisième stratégie, l’évitement, peut signifier cacher ce qui n’est pas conforme, protéger les activités concernées de tout contact extérieur, ou s’enfuir en quittant complètement le secteur. La défiance, quatrième stratégie, implique de négliger ou d’ignorer une ou plusieurs demandes. Enfin, la manipulation consiste à chercher à modifier le jeu en cooptant, influençant ou contrôlant directement les sources de pression.
Les stratégies pour gérer les conflits
Notre hypothèse est que la nature du conflit (la fin ou les moyens) a des interactions avec le niveau de représentation interne (inexistant, simple ou multiple) et le pouvoir de chaque groupe interne, et détermine la manière dont l’organisation est la plus susceptible de répondre.
Le conflit sur les moyens n’est pas insurmontable, car il ne concerne que les demandes annexes. En l’absence de toute représentation interne, le compromis et l’évitement sont les stratégies les plus fréquentes, car elles sont moins risquées et donnent de bonnes chances de trouver un terrain d’entente acceptable. Si une demande est représentée dans l’organisation, un compromis est moins probable, contrairement à l’évitement et à la défiance –ainsi que le fait que certains individus cherchent à aller plus loin pour défendre leurs intérêts. Les choses changent à nouveau si deux demandes sont présentées. Si les groupes ont tous le même poids, le compromis est de nouveau possible. Si un groupe est dominant, il peut chercher à manipuler la source des demandes contraires pour parvenir à ses fins.
Les conflits sur les fins sont plus sérieux, car ils vont jusqu’au cœur même de l’organisation, la raison fondamentale de son existence. Il est quasiment impossible de trouver des compromis. Sans représentation interne des demandes contradictoires, les réponses les plus probables seront l’évitement et la défiance. Si un groupe interne est partie prenante de la querelle, il peut utiliser la manipulation, en faisant tout ce qu’il peut pour imposer ses vues.
La situation dans laquelle plusieurs groupes qui soutiennent différentes demandes contradictoires sur leurs fins est une situation à prendre très au sérieux, car elle peut mettre en question l’existence même de l’organisation. Il est difficile de faire des compromis et encore plus difficile de pratiquer l’évitement quand l’opposition est si proche. Si un groupe est dominant, il est susceptible de manipuler pour parvenir à ses fins. Mais si les groupes ont le même pouvoir, aucune stratégie ne fonctionnera : la situation est au point mort et conduit à une paralysie organisationnelle ou même à la rupture.
C’est ce qui est arrivé en 2008 au cabinet leader de consulting en management, Booz Allen Hamilton. Il a réussi pendant longtemps à réconcilier les approches très différentes utilisées par les consultants qui travaillaient pour le secteur public et le secteur privé. Mais quand une minorité de cadres tenta d’obliger tout le monde à travailler comme eux, un conflit s’ensuivit et le cabinet fut scindé en deux.
Notre modèle est simplifié sur de nombreux aspects. Les structures de pouvoir dans les différents domaines et secteurs ne sont pas figées mais changent avec le temps, et les demandes sont plus complexes que celles de notre modèle. Néanmoins, nos recherches donnent de nouveaux outils pour comprendre comment les organisations gèrent des demandes organisationnelles contradictoires, et pourquoi certains conflits se révèlent des opportunités stratégiques utiles tandis que d’autres conduisent l’organisation à la paralysie ou à l’éclatement.
Pour accéder à l’article original « When Worlds Collide: The Internal Dynamics of Organizational Responses to Conflicting Institutional Demands » paru dans la revue Academy of Management Review.