Avec Anne-Claire Pache et ESSEC Knowledge Editor-in-chief
Dans leur nouveau livre « Vers une philanthropie stratégique » (Odile Jacob), Anne-Claire Pache et Arthur Gautier adaptent au contexte français le modèle développé par Peter Frumkin (University of Pennsylvania) et expliquent comment élaborer une stratégie pour la philanthropie afin d’optimiser son impact positif sur la société. Dans cet entretien, ils partagent les idées clés de l’ouvrage et la manière dont les philanthropes, débutants ou aguerris, pourraient s’en emparer. Car il ne s’agit pas seulement de « faire le bien », mais de tâcher de « bien le faire » !
Julia Smith, rédactrice d'ESSEC Knowledge : Qu’entendez-vous par « philanthropie stratégique » ?
Il faut d’abord rappeler ce qu’on entend par philanthropie, que l’on peut définir comme l’ensemble des dons librement consentis par des acteurs privés (particuliers ou entreprises) en vue de servir l'intérêt général. Le mot philanthropie suppose généralement une démarche de don organisée, par exemple par la création d’une fondation, et des montants donnés substantiels. Or, quand on parle de donner pour autrui, on pense souvent à l’émotion, à la spontanéité du geste, en réaction à une sollicitation. L’idée de « philanthropie stratégique » apporte justement une autre vision de la générosité, en appliquant la notion de stratégie à un domaine qui lui est habituellement étranger.
La stratégie, d’origine militaire et très répandue dans la gestion des entreprises, consiste à définir des objectifs et à mettre en œuvre les moyens nécessaires pour atteindre ces objectifs. S’il existe d’innombrables livres sur la stratégie d’entreprise, il n’existait pratiquement rien concernant la stratégie des fondations et des organisations d’intérêt général – jusqu’au livre de Peter Frumkin, The Essence of Strategic Giving, que nous venons d’adapter au contexte français. La thèse de notre ouvrage est la suivante : pour espérer être « stratégique », la philanthropie doit apporter des réponses cohérentes et approfondies à cinq grandes questions : (1) Qu’est-ce qui a de la valeur, pour la société et pour moi ? (2) Quels types d’interventions auront le plus d’impact ? (3) Quel est le niveau d’engagement et de visibilité que je souhaite avoir ? (4) Quand et à quel rythme donner ? (5) Quelle forme d’organisation choisir pour atteindre mes objectifs ?
JS : Concrètement, à quoi ressemble une telle approche ? Avez-vous des exemples de philanthropie stratégique ?
Il n’y a pas une stratégie qui serait meilleure que les autres et que l’on pourrait dupliquer partout. L’idée centrale du livre est qu’il y a plusieurs façons de mettre en cohérence les cinq dimensions citées précédemment. Le cheminement et la réflexion des philanthropes sur chaque dimension comptent tout autant que la stratégie qu’ils adoptent à un instant donné.
Un exemple intéressant que l’on cite dans le livre est celui de Atlantic Philanthropies, la fondation créée par Chuck Feeney, entrepreneur irlando-américain devenu milliardaire dans les années 1980 avec la vente de son entreprise Duty Free Shoppers. D’origine modeste et très discret, il soutient des causes progressistes de manière totalement anonyme jusqu’en 1997, où son identité est révélée par un article du New York Times. Convaincu que les problèmes qu’il veut traiter (droits humains, injustices, santé publique…) nécessitent des moyens colossaux dès maintenant avant qu’ils s’enveniment, il adopte une approche originale baptisée « giving while living » : dépenser le patrimoine affecté à sa fondation de son vivant plutôt que d’utiliser les seuls revenus de son capital et de laisser la fondation lui survivre. En 2001, il décide de débourser la totalité de sa fortune jusqu’en 2016 et de fermer définitivement sa fondation en 2020. Plus de 8 milliards de dollars ont été distribués par Atlantic Philanthropies, ce qui a permis de financer des « big bets » – des paris ambitieux sur quelques projets à fort impact.
S’il est extraordinaire par les montants engagés et certains choix atypiques, l’exemple de Chuck Feeney illustre très bien l’idée de philanthropie stratégique car tout est cohérent dans son approche : ses valeurs et sa personnalité s’accordent avec le style discret et simple qu’il a donné à son action, tandis que son horizon temporel très axé sur le présent se reflète dans le cadre logique et les véhicules qu’il a mis en place avec Atlantic Philanthropies.
JS : Pourquoi faut-il penser à la stratégie lorsque l’on pratique la philanthropie ? Est-ce un problème de donner spontanément, sans stratégie définie ?
En 2019, l’incendie de Notre-Dame de Paris et son incroyable élan de générosité ont été suivis de vives polémiques quant aux dons réalisés par les grandes fortunes et les entreprises : n’est-ce pas trop d’argent ? N’y a-t‑il pas de causes plus urgentes, où des vies humaines sont en jeu ? Est-on certain que ces promesses de dons seront réalisées et si oui, quand ? Qui va récupérer et utiliser l’argent, pour financer quoi exactement ? Les milliardaires qui donnent ne cherchent-ils pas avant tout la gloire et la visibilité médiatique ? Ces questions nous renvoient aux cinq dimensions centrales de notre livre (valeur, cadre logique, style, horizon temporel, véhicule).
Les voix critiques surgissent dès qu’un engagement philanthropique apparaît hâtif, mal pensé ou susceptible d’avoir des effets néfastes pour les bénéficiaires et la société. Ces critiques ne sont pas toujours fondées, mais elles pointent parfois un déficit de réflexion stratégique. Certes, toute philanthropie n’a pas vocation à être stratégique : il y aura toujours besoin de dons spontanés, inspirés par des principes moraux ou en réaction à des catastrophes naturelles… Mais adopter une démarche stratégique est important dès lors que l’on veut maximiser son impact et que les moyens engagés sont importants. C’est le cas pour la plupart des fondations, qui sont confrontées à des enjeux d’efficacité, de responsabilité et de légitimité de leur action dans toute régime démocratique.
JS : Comment peut-on s’engager dans une démarche de philanthropie stratégique ? Quelles sont les étapes à suivre pour ceux qui veulent optimiser leur impact philanthropique ?
Il s’agit d’un processus, d’un chemin dans lequel on peut s’engager à tout moment, même s’il est plus simple de se poser ces questions avant de prendre certaines décisions qui peuvent être difficiles à changer par la suite – par exemple, le fait de créer une fondation avec une mission précise. De même, les cinq dimensions que nous proposons dans l’ouvrage peuvent être pensées sans ordre particulier. Certains philanthropes débutent avec une idée très précise de la cause d’intérêt général qu’ils veulent soutenir, quand d’autres commencent avec une vision claire de la visibilité qu’ils souhaitent donner à leur engagement. L’important est de réfléchir à chacune d’entre elles et ensuite de penser à leur cohérence les unes vis-à-vis des autres. Enfin, s’engager dans une telle démarche stratégique demande du temps et de l’énergie, aussi est-il important de pouvoir partager ce travail avec d’autres : proches, famille, autres donateurs, professionnels possédant une expertise sur l’une ou l’autre des dimensions… La philanthropie n’est pas qu’une aventure individuelle, elle peut bénéficier de l’intelligence collective !