Au détriment du suspense, laissez-moi vous dire que le titre de cet article ne reflète pas vraiment ce que je pense des entreprises. Il y a de multiples exemples d’entreprises qui sacrifient leurs profits pour protéger les emplois de leurs salariés, ou pour ne pas nuire à l’environnement. En tout cas, je ne pense pas que nous en tant que chercheurs puissions déterminer l’objectif principal des entreprises. Il est compréhensible que des critiques soient formulées contre la tendance du modèle microéconomique standard à considérer l’entreprise comme une entité qui cherche seulement à maximiser ses profits. Dans cette hypothèse, l’entreprise ne prend en compte que ses revenus et ses coûts au moment de prendre ses décisions, et ignore d’autres facteurs potentiels tels que la responsabilité sociale des entreprises.
Pourquoi est-ce que j’utilise un tel modèle de maximisation des profits pour mon enseignement et ma recherche ? Il ne faut pas oublier que le modèle n’est pas censé représenter parfaitement la réalité. Chaque modèle s’appuie sur des hypothèses, simplifiant les complexités du monde réel. Une entreprise qui maximise ses profits est “pratique”, car elle permet au chercheur de cerner un élément très central de l’économie. L’économie est façonnée par un ensemble de décisions prises par de multiples acteurs ayant des objectifs différents. Le bon fonctionnement de l’économie dépend de la manière dont la société traite les intérêts souvent contradictoires de ces décideurs, plutôt que d’ignorer leur existence.
Pour illustrer la manière dont les modèles nous aident à comprendre et peut-être à changer la réalité, prenons le modèle microéconomique classique [1]. Il nous permet d’évoquer la manière dont les marchés peuvent agréger les objectifs de maximisation des profits des entreprises avec les préférences de leurs consommateurs, et allouer des ressources limitées là où elles sont les plus nécessaires. Bien sûr, cela n’est vrai que lorsque certaines conditions exigeantes sont remplies. Un économiste dirait que “toutes les étoiles sont alignées”.. Prenons l’exemple des émissions industrielles de gaz à effet de serre. Il est évident que les besoins de la société n’expliquent pas l’existence d’entreprises qui émettent des polluants mettant en danger la santé de millions de personnes. C’est donc un exemple classique de défaillance du marché. Un autre exemple classique serait un secteur concentré, dominé par quelques acteurs importants, qui utilise son pouvoir de marché pour manipuler les prix.
L’utilité du modèle économique vient des propositions qu’il fait pour corriger de telles défaillances. Par exemple, il découle de notre modèle classique qu’une méthode de tarification du carbone (sous la forme d’une taxe sur le carbone ou d’un mécanisme de plafonnement et d’échange) permettrait même au plus égoïste des producteurs d’éviter d’utiliser l’atmosphère comme une décharge [2]. De même, une politique de concurrence efficace menée par une autorité forte permettrait de freiner les abus de pouvoir de marché [3].
Admettons que nous décidons de rejeter la sagesse économique qui provient des modèles utilisant l’hypothèse de la maximisation des profits, en la considérant comme responsable des problèmes auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui. Quelles sont nos options pour gérer le réchauffement climatique ou d’autres défaillances de marché ? Nous pourrions suivre la voie élitiste et former une commission de spécialistes pour délibérer sur ce que devraient être les objectifs des entreprises. Même si les experts arrivent à s’entendre sur leurs recommandations, cela nous laisserait une tâche insurmontable : mesurer le respect par les entreprises de ce qui leur est demandé. Sinon, nous pourrions aussi tomber dans le piège populiste qui consiste à classer les entreprises comme étant soit bonnes, soit mauvaises selon la dernière mode du moment. Dans tous les cas, nos bonnes intentions risquent d’inciter les entreprises à céder aux sirènes du greenwashing, plutôt que de changer réellement les choses.
Quelles sont les prochaines étapes ?
Nous pouvons nous féliciter qu’un nombre grandissants de personnes soient de plus en plus conscientes des échecs de nos politiques actuelles face à nos problèmes environnementaux et sociétaux. Cela offre une occasion unique d’améliorer le fonctionnement de notre société. Mais la guérison des maux que nous avons infligés à la nature ne viendra pas en ignorant notre propre nature. Aussi bien informés ou bien intentionnés soient-ils, les êtres humains continueront à avoir des préférences, des opinions, des valeurs et des objectifs différents. L’analyse de nos problèmes et les idées que nous proposons pour les résoudre bénéficieront énormément de la prise en compte de l’existence d’intérêts contradictoires. L’hypothèse de la maximisation du profit n’est rien d’autre qu’une manière utile de représenter les conflits dans nos modèles.
Références
1. Par exemple, prenons un des modèles dans The Economy, un livre écrit par des économistes qui cherchent à connecter l’enseignement de l’économie avec les défis du monde réel comme des crises mondiales, la dégradation de l’environnement, et les inégalités.
2. L’idée qu’on peut utiliser les impôts afin d’amener les entreprises à internaliser l’impact de leurs activités sur le reste de la société a été introduite pour la première fois par Arthur Pigou (The Economics of Welfare, 1932)
3. Les pratiques de fixation des prix des entreprises ayant un pouvoir de marché (monopoles, oligopoles) ont été étudiées pour la première fois par Augustin Cournot (Recherches sur les Principes mathématiques de la Théorie des Richesses, 1838).