Observer ses collègues favorise-t-il ou décourage-t-il les mauvais comportements ?

Observer ses collègues favorise-t-il ou décourage-t-il les mauvais comportements ?

Avec ESSEC Knowledge Editor-in-chief

Amazon a fait la une des journaux le 16 septembre, en annonçant sa volonté de faire revenir ses salariés au bureau cinq jours par semaine à partir de janvier 2025 (1). Quelques jours plus tôt, PricewaterhouseCoopers (PwC), au Royaume-Uni, avait publié un communiqué de presse partageant son intention de surveiller le lieu de travail de ses salariés, afin de s'assurer du respect de sa nouvelle politique de retour au bureau (2). Bien que ces mesures fassent les gros titres, contribuent à remplir les bureaux vides et soutiennent les restaurants locaux des quartiers d'affaires, on peut se demander quels sont les effets du retour au bureau sur le comportement des salariés.

Rappeler les salariés au bureau cinq jours par semaine peut influencer le regard que ces derniers portent sur leurs collègues - en particulier au sein des open spaces. Ainsi, comment la manière dont nous percevons nos collègues impacte-t-elle notre comportement ? Voir à quel point quelqu’un travailler dur nous motive-t-il à redoubler d'efforts ? Ou bien être impressionné par les résultats d’un collègue nous pousse-t-il à vouloir faire croire aux autres que nous obtenons les mêmes résultats, même si cela n'est pas nécessairement le cas?

Les Professeurs Stefan Linder de l’ESSEC et Sabra Khajehnejad (ancienne doctorante à l'ESSEC, aujourd'hui professeure assistante à KU Leuven) ont exploré les effets de ce type de surveillance entre pairs dans un article publié dans Management Accounting Research (3). Ils ont découvert que le type d'informations collectées sur nos pairs, et la manière dont nous les combinons, influencent notre perception des indicateurs de performance - ce qui souligne l'importance de concevoir des systèmes de surveillance entre pairs et de contrôle de gestion adaptés

Les chercheurs se sont penchés sur l'impact de mettre à disposition deux types d'informations à des pairs : l'effort et la performance. L'effort fait référence à l'investissement d’un individu dans son travail, tandis que la performance se concentre sur son résultat. Nous n'avons pas toujours accès à ces deux types d'informations sur nos collègues - nous pouvons par exemple partager un bureau avec un collègue et voir que celui-ci passe beaucoup de temps sur son téléphone, sans réaliser qu'il génère peu de ventes. Dans le cas du travail à distance, nous pouvons n’avoir qu’une faible visibilité sur la quantité de travail fournie par nos collègues - mais un système de suivi en interne pourrait nous renseigner sur leur productivité, par exemple grâce aux revenus qu’ils génèrent par les ventes. Ainsi, la perception des efforts fournis par nos pairs n'est pas nécessairement la même que celle de leurs performances (4). Les professeurs Khajehnejad et Linder se sont interrogés sur l'effet de l'effort et de la performance sur la manipulation des indicateurs de performance et ont étudié l’effort perçu et la performance perçue - car notre comportement dépend de la manière dont nous percevons notre environnement, et non nécessairement des caractéristiques réelles de ce dernier.

Pourquoi ces deux éléments-ci ? Si vous êtes capable d'observer l'effort fourni par vos collègues, vous êtes aussi probablement capable d'observer s'ils manipulent leurs résultats - ce qui les rend moins enclins à le faire, car ils risquent d’être démasqués. Cela augmente donc les "coûts sociaux" de la manipulation de la performance : atteinte à la réputation, malhonnêteté perçue, ou encore mesures disciplinaires (5).

La perception de la performance est plus délicate : elle peut attiser un comportement compétitif (6; 7). Cela pourrait mettre une pression psychologique sur les salariés pour “performer” (par exemple, 8; 9), afin de se sentir acceptés au travail. Mais un tel comportement ne conduit pas nécessairement à de meilleures performances, comme par exemple la réalisation de revenus de ventes plus élevés. Au contraire, cela pourrait inciter les personnes à vouloir paraître performantes, et à manipuler les indicateurs de performance en conséquence (10; 11).

Observer l'effort + observer la performance = une combinaison gagnante ?

Les employeurs devraient-ils alors se concentrer uniquement sur la mesure de l’effort, si la mesure de la performance risque de favoriser des comportements contre-productifs ? Pas si vite. Il se trouve que mesurer à la fois l’effort et la performance des individus peut s’avérer être une combinaison gagnante. En effet, si votre collègue sait que vous pouvez jauger le niveau de travail qu'il fournit, il y réfléchira à deux fois avant de faire paraître ses performances meilleures qu’elles ne le sont réellement. Inversement, si votre collègue pense que vous ne pouvez voir que ses résultats, et non tout ce qu'il y investit, il pourrait penser que vous ne pouvez pas bien évaluer ses performances, et se sentir plus à l'aise pour manipuler son reporting. Ainsi, veiller à ce que l'effort et la performance soient visibles par les collègues pourrait aider les employeurs à tirer le meilleur parti de la surveillance entre pairs - et aider leurs salariés à rester sur la bonne voie.

Comment cela se passe-t-il ? 

Pour analyser cela, l'équipe de recherche a mené deux enquêtes auprès de cadres moyens et subalternes travaillant dans des entreprises à but lucratif au Royaume-Uni (avec 219 et 268 participants). Ces derniers ont été interrogés sur leur comportement au travail et leurs conditions de travail. Dans l'étude 1, ils ont découvert que lorsque les pairs pouvaient observer les performances des uns et des autres, ils étaient plus enclins à manipuler leurs indicateurs de performance. Cet effet était atténué si les pairs pouvaient également voir les efforts fournis. Ils ont approfondi leurs conclusions dans l'étude 2, en explorant également le climat éthique d'une entreprise (comme le comportement des collègues) pour voir comment cela influence la surveillance entre pairs et la manipulation des performances. Sans surprise, un climat de travail éthique réduit la propension des individus à manipuler leurs résultats.

Cela signifie que les deux types d'informations de surveillance entre pairs sont complémentaires, et qu'en utilisant les deux, on réduit la manipulation des indicateurs de performance. Les individus ressentent plus de pression lorsque leurs performances sont plus visibles par leurs pairs, ce qui accroît le recours à la manipulation. En revanche, si leurs pairs sont capables d'observer leurs niveaux d'effort, de tels comportements deviennent moins fréquents. Cela pourrait s'expliquer par le fait que l'accès aux deux types d'informations permet aux collègues de se faire une idée de ce que serait la « véritable performance » de chacun.

Le Professeur Linder souligne : « Nos résultats suggèrent que la visibilité des performances, ou la mesure dans laquelle vos pairs peuvent évaluer vos performances, est une arme à double tranchant. D'une part, cela pourrait réduire la tentation de manipuler les indicateurs de performance - mais d'autre part, cela pourrait augmenter la pression à manipuler. En introduisant la visibilité des efforts dans l'équation, les effets négatifs peuvent être atténués. »

Dans la littérature préexistante, les chercheurs ne prenaient soit pas en compte ces deux types d'informations, soit ne les distinguaient pas dans leurs analyses - en examinant l'impact des deux individuellement et ensemble, les chercheurs montrent leur nature complémentaire.

À retenir : 

  • Les systèmes de contrôle de gestion peuvent être coûteux et complexes à utiliser : les résultats de cette étude suggèrent que la surveillance entre pairs, si elle est bien faite, peut être un moyen efficace de limiter la manipulation des indicateurs de performance. 

  • Si les entreprises envisagent la surveillance entre pairs comme une forme de contrôle de gestion, elles doivent veiller à ce que les efforts et les performances de chacun soient clairement visibles, afin de réduire la tentation et la pression qui poussent les salariés à manipuler leurs résultats.

  • Créer uniquement une transparence sur les performances entre collègues encourage, en revanche, la manipulation des indicateurs de performance. 

  • Il est également important de façonner un bon comportement et d'encourager un climat de travail éthique, par exemple en appliquant strictement les politiques sur l’éthique.

La manipulation des indicateurs de performance par les salariés peut avoir des conséquences graves pour les entreprises - des décisions erronées en matière d'allocation des ressources, des décisions biaisées en matière de promotion, jusqu'à des problèmes juridiques dans les cas les plus extrêmes. Si rendre visible la performance des salariés auprès de leurs collègues au sein de l'organisation est souvent préconisé pour favoriser la compétition et donc la performance, la seule visibilité de la performance individuelle risque d'augmenter la manipulation des indicateurs de performance par les salariés. La transparence sur les résultats obtenus doit aller de pair avec la transparence sur le niveau d'effort fourni afin d’éviter les comportements dysfonctionnels.

Abordées sous cet angle, les politiques de retour au bureau pourraient sembler être une bonne idée. Cependant, tous les bureaux ne se valent pas. Certains offrent effectivement une bonne visibilité des efforts fournis par les pairs ; d'autres non. Par exemple, les open spaces favorisent la transparence sur les efforts fournis par nos collègues. Sans cette transparence, cependant, le retour au bureau pourrait avoir peu d’effet sur la réduction de la manipulation des indicateurs de performance. D'un autre côté, les open spaces ne sont pas sans poser de problèmes (par exemple, 12, 13) et transformer des bureaux en open spaces représente également un coût. Ainsi, répondre à la question des conséquences du retour au bureau et de ses bénéfices n'est pas aussi simple qu'il n'y paraît.

Références

1. Wall Street Journal, September 16 2024. https://www.wsj.com/business/amazon-tells-workers-to-return-to-office-five-days-a-week-42a32ec8 Retrieved on October 3 2024.

2. PwC UK, September 5 2024. https://www.pwc.co.uk/press-room/press-releases/corporate-news/pwc-uk-shifts-hybrid-working-balance-towards-more-in-person-work.html Retrieved on October 3 2024. 

3. Khajehnejad, S., & Linder, S. (2022). Why the type of information observable to peers matters: Peer monitoring and performance measure manipulation. Management Accounting Research, 57, 100815.  

4. Arnold, M.C., Hannan, R.L., & Tafkov, I.D. (2020). Mutual monitoring and team member communication in teams. The Accounting Review, 95, 1–21.

5. Maas, V.S., & Van Rinsum, M. (2013). How control system design influences performance misreporting. Journal of Accounting Research, 51, 1159–1186.

6. Hales, J., Hobson, J. L., & Resutek, R. (2012). The dark side of socially mediated rewards: how narcissism and social status affect managerial reporting. Available at SSRN 2021889.

7. Luft, J., (2016). Cooperation and competition among employees: experimental evidence on the role of management control systems. Management Accounting Research, 31, 75–85.

8. Apesteguia, J., & Palacios-Huerta, I. ( 2010). Psychological pressure in competitive environments: evidence from a randomized natural experiment. American Economic Review, 100, 2548–2564.

9. Bellemare, C., Lepage, P., & Shearer, B. (2010). Peer pressure, incentives, and gender: an experimental analysis of motivation in the workplace. Labour Economics, 17, 276–283.

10. Baker,  ̈ A., & Mechtel, M. (2019). The impact of peer presence on cheating. Economic Inquiry, 57, 792–812.

11. Mitchell, M.S., Baer, M.D., Ambrose, M.L., Folger, R., & Palmer, N.F. (2018). Cheating under pressure: a self-protection model of workplace cheating behavior. Journal of Applied Psychology, 103, 54.

12. Bernstein, Ethan, and Ben Waber. "The Truth About Open Offices: There Are Reasons Why They Don't Produce the Desired Interactions." Harvard Business Review 97, no. 6 (November–December 2019): 82–91. 

13. Nappi, I, & Le Luyer, D (2021). L’avenir du bureau. L'Économie politique, 2021/4 N° 92. pp. 54-61.

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