Dans cette première partie d'un article en deux temps, Arijit Chatterjee, professeur de Management à l'ESSEC Business School, partage ses recherches sur la façon dont les PDG narcissiques* réussissent à satisfaire leur besoin de succès, et l’impact que cela suscite au sein des conseils d'administration et des entreprises.
* Du papier « Master of Puppets: How Narcissistic CEOs Construct their Professional Worlds », par Arijit Chatterjee et Timothy G. Pollock, publié dans Academy of Management Review.
C’est étrange que dans l'histoire des Métamorphoses d'Ovide, plus la nymphe Echo exprime ses louanges, plus Narcisse tourne sa magnifique tête pour la rejeter. En effet, plus elle augmente la fréquence de ses avances, plus ce pauvre Narcisse se tourne vers son propre reflet, jusqu'à tomber amoureux de lui-même et finalement se transformer en une fleur délicate qui porte son nom. Mais pourquoi est-ce étrange ?
C'est étrange car de nos jours, si vous êtes directeur et que vous comblez votre PDG narcissique d'éloges et d'adulations comme Echo, vous êtes assuré d'une place dans le conseil d'administration et d'une récompense considérable allant avec. Car non seulement le PDG salue l'écho de vos paroles avec un narcissisme non dissimulé, mais son besoin crucial d'un miroir réconfortant ses capacités herculéennes est satisfait.
C'est l'une des conclusions tirées par les professeurs Arijit Chatterjee de l'ESSEC Business School et Timothy G. Pollock de l'Université d'Etat de Pennsylvanie, après des recherches approfondies sur les PDG et le narcissisme, qui ont abouti au papier Master of Puppets: How Narcissistic CEOs Construct their Professional Worlds, publié dans The Academy of Management Review. S’appuyant sur la recherche existante et expliquant comment le narcissisme des PDG impacte la performance des entreprises, leur théorie va au-delà d'une simple description du narcissisme, de deux façons. Tout d'abord, ils expliquent comment les PDG narcissiques influencent la structure et la gestion des conseils d'administration des entreprises, les équipes de direction et les médias. Deuxièmement, ils remarquent comment les PDG narcissiques gèrent le dilemme des deux forces motrices comportementales concurrentes derrière le narcissisme : la recherche de l'éloge et de l'approbation sociale, opposée au besoin de dominer et de contrôler les autres.
Le narcissisme et le tragique dilemme du PDG
Le narcissisme a été introduit en psychologie au 19e siècle par Havelock Ellis pour décrire les gens absorbés par l'admiration d'eux-mêmes. Peu après, Sigmund Freud a fait valoir que les individus narcissiques agissent dans le but d'aspirer à un idéal d'eux-mêmes. Au fil des années, les chercheurs ont examiné le narcissisme à travers différentes loupes. D'abord, en le traitant comme un trouble clinique, puis comme une tendance culturelle, et récemment comme un trait de personnalité qui peut tous nous toucher.
Le narcissisme semble généralement caractérisé par la grandeur, l'égocentrisme et l'importance de soi. En conséquence, les PDG narcissiques se considèrent supérieurs aux autres sur des qualités comme l'intelligence, l'extraversion, la prise de décision et l'ouverture à l'expérience. Ils sont également extrêmement confiants dans leurs capacités, évaluant hautement leurs qualités de leadership, quelle que soit la qualité de leur performance réelle. Dans le même temps, et c'est l'un des aspects douloureux du narcissisme, ils ont une image d'eux-mêmes vulnérable qui les rend désireux de chercher la reconnaissance des autres, mais ils se sentent aussi particulièrement blessés lorsqu'ils sont critiqués. En conséquence, leurs réactions peuvent parfois se tourner vers des comportements extrêmes.
Je sais ce que je veux…
Le PDG narcissique cherche les louanges. Sa personnalité publique - attitude et comportement en présence d'autres personnes - est un mélange de la façon dont il attend que les autres le perçoivent (qui peut différer de sa perception privée de lui-même) et de la perception réelle des autres. Un PDG non-narcissique, par exemple, peut avoir une personnalité publique « héroïque » au travail, mais une personnalité privée plus humble qui est basée sur une famille modeste ou d'autres expériences de vie. Pour la plupart d'entre nous, nos personnalités publiques et privées sont distinctes. Cependant, les narcissiques adoptent souvent, sur un plan privé, l'image qu'ils affichent publiquement : ces personnalités deviennent indissociables dans l'esprit du narcissique. En tant que tel, un PDG narcissique tendra vers des actions qui provoquent les applaudissements et l'adulation du public : un discours audacieux, une reprise spectaculaire, une décision impulsive ou une approche intransigeante risquée lors de la conduite d'une importante négociation. Pas tout à fait négatif, le besoin de louanges peut favoriser de grands « moments de leadership » qui engendrent des PDG narcissiques plus performants en temps de crise. Enfin, les narcissiques se livrent couramment, parfois excessivement, à une comparaison sociale avec les autres et tendent avec ferveur à poursuivre l'objectif d'obtenir en permanence une confirmation externe de leur supériorité pour satisfaire leurs besoins internes de succès.
…Et je sais comment l'obtenir
Alors, comment obtiennent-ils ces louanges ? Une tactique est d'essayer d'obtenir le statut de célébrité. Et à cet égard, les PDG narcissiques fournissent exactement ce que les médias recherchent : des acteurs qui prennent des mesures audacieuses et inhabituelles, qui gagnent l'insigne de «rebelle » et qui créent une sorte de «réalité dramatisé » qui engage le public émotionnellement et augmente l'attrait du contenu que les médias produisent. La couverture médiatique, cependant, peut être à la fois bonne et mauvaise pour l'entreprise. D'une part, elle peut fournir un soutien externe plus important, une rémunération plus élevée et l'amélioration des mouvements de stocks. D'autre part, la célébrité du PDG est généralement associée à une moins bonne performance de l’entreprise dans la durée. Cela est dû à la réticence du chef de la direction de modifier les stratégies qui l'ont conduit à la base vers le succès.
Les PDG narcissiques auront aussi tendance à choisir les industries très visibles qui augmentent leurs chances d'être remarqués par les journalistes. Ils n'hésiteront pas à s'aventurer vers l'inconnu : de nouveaux domaines de pensée, des acquisitions, de la recherche, des produits ou des technologies. Cette confiance en soi va naturellement les rendre plus attrayants aux yeux des conseils d'administration désireux de les recruter. L'embauche d'un publicitaire aide à cet égard, tout en donnant généralement un accès et des informations aux journalistes qui permettent aux médias de les transformer en célébrités. Ils sont également plus susceptibles de punir les journalistes qui les représentent défavorablement.
Enfin, les PDG narcissiques chercheront aussi les éloges à travers deux autres tactiques - l'accès à des affiliations prestigieuses et reconnues telles que les universités ou les clubs de haut niveau, occupant des postes de direction ou d'administrateurs dans des "top entreprises" - ou l’appartenance à des conseils d'administration qu'ils vont ensuite influencer pour les peupler avec des directeurs de haut-rang. Selon Arijit Chatterjee et Timothy G. Pollock, cela crée à la fois un problème et un casse-tête. Le problème d’abord : la performance du groupe diminue quand il y a trop de membres de haut rang, avec des conséquences probables de conflits au sein du groupe, puisqu’ils se retrouvent en concurrence pour se positionner au sommet de la hiérarchie. Le casse-tête ? Les quêtes de domination des PDG narcissiques peuvent rencontrer de la résistance s’ils peuplent les échelons supérieurs de leurs organisations avec beaucoup d'acteurs de haut statut à l'échelle mondiale. Les auteurs soutiennent que les PDG narcissiques contournent ces difficultés en structurant et en gérant leurs équipes et conseils d'administration différemment pour gagner à la fois les avantages de la domination interne et les éloges externes. En plaçant les gens dans leurs équipes de gestion, ils peuvent facilement les dominer et les soumettre à des tactiques de gestion coercitive. Et en tirant parti de l'activité relativement plus épisodique des réunions du conseil d'administration - et des membres de haut profil qui peuvent améliorer leur propre statut - ils peuvent organiser-gérer les interactions, traiter leurs pairs cérémonieusement et employer de grands élans de flatterie et de bonne grâce si nécessaire. Comme nous pouvons le constater, le PDG narcissique a en effet raison : n'importe quel vieil « écho » ne fonctionnera pas. Choisir un « écho » à bon escient donne de la résonance à tous les succès.
Dans la prochaine partie de cet article, le professeur Arijit Chatterjee évoque un second besoin que le PDG narcissique doit satisfaire - la domination - et explore l'impact de cette tendance sur les équipes de direction.
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