Ce que les meilleurs chefs du monde peuvent nous apprendre sur la créativité

Ce que les meilleurs chefs du monde peuvent nous apprendre sur la créativité

Tiré d’un chapitre du livre «Creativity at Work: Generating Useful Novelty in Haute Cuisine Restaurants » par Isabelle Bouty (Dauphine) et Marie-Leandre Gomez (ESSEC), The Emergence of Creativity in Organizations, Perspectives on Process Organization Studies , dirigé par Raghu Garud, Barbara Simpson, Ann Langley, and Haridimos Tsoukas , Oxford University Press, 2015.

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Les plus grands chefs ont beaucoup à nous apprendre sur les processus créatifs. De la tomate aux douze saveurs d’Alain Passard, en passant par les asperges au café Arabica d’Anne-Sophie Pic, les combinaisons créatives et surprenantes de différents goûts ainsi que l’association de diverses textures ont été essentielles au succès des chefs les plus reconnus au monde. Ils recueillent une renommée internationale grâce à leur volonté de rompre avec les standards établis et de pousser les limites pour surprendre - et séduire - les palais des clients du restaurant et des critiques. Ils conquièrent leurs étoiles Michelin en trouvant le bon équilibre entre l'excellence opérationnelle du quotidien et l'inventivité de leur cuisine.

Que peuvent nous apprendre sur le processus créatif  ces maîtres de la créativité ? D’autres organisations peuvent s’inspirer de leurs pratiques créatrices et renforcer leurs propres capacités... 

Notre article « Creativity at Work: Generating Useful Novelty in Haute Cuisine Restaurants » co-écrit avec Isabelle Bouty (Paris Dauphine), se fonde sur la grande cuisine pour répondre à la question suivante : comment la créativité se produit-elle dans les organisations ?

En effet, la créativité est, à certains égards, un aspect négligé de la recherche sur les  organisations. Pour la plupart, les chercheurs l’ont abordé comme une étape dans le processus d'innovation et ont concentré leurs recherches sur les sources, les influences et les résultats de la créativité. Dans notre approche, nous cherchons à enrichir notre compréhension et traitons la créativité comme un processus en tant que tel. En fin de compte, nos résultats identifient trois facettes, et chacune peut être analysées en termes d'équipe, de temps et d'espace.

1.    Avoir le temps d'être créatif

Pendant les services, les chefs peuvent improviser à partir de schémas déjà connus, mélanger des éléments de plats différents ou proposer de nouveaux plats qui n'ont pas encore été complètement définis. Toute cette activité peut être considérée comme une improvisation, car les chefs et les cuisiniers travaillent à partir de schémas préexistants qu'ils réorganisent. Difficile, sinon impossible, de prendre le temps de repenser l’existant pendant les temps de travail réguliers, du fait de l’exigence opérationnelle des services. 

La vraie créativité exige des moments spécifiques dédiés à cette activité. En d'autres termes, pour mener un travail créatif en soi, les chefs doivent s’abstraire de ce type de pression et travailler à un rythme différent, dans un environnement plus calme à l'extérieur de la cuisine. 

Il en va de même pour les organisations : la créativité a besoin de temps et d’un endroit propice pour pouvoir se réaliser pleinement. On peut improviser en situation opérationnelle ou d’urgence, à partir de gammes existantes. Mais on ne peut attendre de personnes sous pression et qui n'ont pas le temps de sortir de schémas de pensées déjà faits, ou qui ne disposent pas d’un endroit tranquille pour le faire, de produire de la créativité. Cette relation spécifique entre la créativité au travail et le temps illustre le besoin dans les organisations de distinguer le temps consacré au travail opérationnel du temps réservé au travail créatif.

2.    Travailler avec la bonne équipe et avec la bonne organisation 

Les recherches antérieures ont démontré l'importance des individus créatifs. Cependant, notre étude souligne les nombreuses interactions entre ces individus créatifs et les membres de l'équipe, et comment ces interactions nourrissent la créativité globale. Comme les sensations et les émotions sont profondément enracinées dans les individus, le travail d'équipe autour de la créativité est une question de combinaison dynamique interindividuelle, plutôt qu’un simple agrégat d'idées individuelles.

Malgré sa nature spontanée, la créativité est également un phénomène qui peut se régir, en termes d'équipe, de temps et d'espace. Tout d'abord, on peut admettre un premier critère de hiérarchisation au sein du processus de créativité en distinguant ceux qui y participent et ceux qui n’y participent pas. Cet aspect a rarement été abordé dans des recherches antérieures, car la composition d'une telle équipe est souvent considérée comme un aspect évident.

Cependant, nous montrons que ceux qui y participent et ceux qui n’y participent pas est un aspect clé du processus de créativité qui dépend à la fois des préférences des chefs et, plus important encore, des règles institutionnelles qui donnent la priorité aux seconds chefs et aux aides de cuisine. Pour ces acteurs, être sélectionné pour être impliqué dans le processus créatif représente également une occasion unique d'apprendre et de développer progressivement ses capacités créatives et constitue une étape particulièrement importante dans la fabrication des futurs chefs d'élite. Dans cette optique, l'intégration des subordonnés joue également un rôle sur la créativité sur le long terme. Grâce à cette contribution pour fabriquer les futurs chefs de la cuisine gastronomique, les chefs actuels visualisent un avenir sur le long terme dans la cuisine, en pensant devenir un jour maîtres, possédant des disciples, et où leurs cuisines deviendraient des écoles de pensée. 

Un travail d'équipe créatif permet d’affiner les idées en cuisine, et ce, en petit comité. En identifiant une telle facette du processus de créativité, nous soulignons que la créativité n'est pas seulement une question de sérendipité, d'intuition ou de sensibilité.

3.    Dialoguer avec ses clients

Donner un nom, c’est évoquer l'univers du plat et les sensations que les chefs voulaient transmettre. C'est un aspect clé du processus créatif, qui a été négligé par les chercheurs jusqu’à ce jour. En nommant ce qui est nouveau, les chefs s'engagent dans un processus poétique qui reflète à la fois leur propre univers et le plat spécifique, avec les émotions et l'esthétique que cela peut véhiculer, ainsi que certaines caractéristiques clés telles que les ingrédients ou une technique de cuisson que les chefs veulent souligner.

En nommant leurs plats, les chefs dialoguent avec leurs futurs clients. Ils commencent une discussion qui se poursuit pendant le service. Ce dialogue est préparé et attendu, et mélange les textes écrits existants et les conversations qui auront lieu dans le futur.

Par la dénomination, nous illustrons combien la nouveauté est contrainte du fait des ingrédients et de la préparation qui devront s’y adapter. Et pourtant, d’autres développements y trouvent tout de même leurs places grâce à ce dialogue, car, à chaque service, les plats restent ouverts à d'autres ajustements. D'autres recherches axées sur les processus pourraient étudier fructueusement cette dimension dialogique.

Finalement, notre analyse montre que la créativité ne se développe pas linéairement en passant par différentes étapes. Il serait plus correct de la considérer comme un reflux et un flux, un phénomène émergent dans lequel différentes facettes interagissent de manière dynamique. Cela est particulièrement vrai car les évaluations du guide Michelin, les règles de la grande gastronomie, le contexte organisationnel et les clients du restaurant sont immanents au quotidien de ces restaurants. La créativité est donc intrinsèquement façonnée par ces acteurs externes. La créativité implique à la fois des influences personnelles et sociales qui permettent de générer des idées nouvelles et utiles, car la pression et l'évaluation institutionnelles imprègnent chaque facette.

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