Le temps, c’est de l’argent. Dans notre réalité farouchement concurrentielle, les entreprises et les managers, pour survivre, sont souvent en train de courir contre la montre et après l’argent. Ils ne peuvent pas prendre le temps d’attendre et de regarder, d’évaluer les conséquences des innovations qu’ils introduisent sur le marché. Dans cet article, le professeur Xavier Pavie de l’ESSEC revient sur la notion d’innovation responsable.
Anticipation et prise de conscience sont les maîtres-mots
Autour de nous, il y a un nombre incalculable d’opportunités d’innovations et elles attendent toutes d’être saisies. Il est vrai que les progrès scientifique et technologique les ont rendues faciles (ou du moins plus faciles) à saisir. Malheureusement, ces opportunités ne bénéficient pas forcément aux consommateurs ou à la société sur le long terme : elles ne prennent pas en compte l’impact et la menace potentielle sur celle-ci. C’est pourquoi développer une compréhension plus large de la responsabilité dans le secteur de l’innovation est crucial. En fait, la responsabilité ne devrait pas être limitée au champ de l’entrepreneuriat social et des micro-projets, elle devrait être considérée par les managers comme un déterminant capital de l’innovation. Elle devrait être intégrée autant dans les modèles d’innovation que dans les processus de prise de décision.
La route de l’opportunité est semée d'embûches
Le terme « innovation » vient du latin innovationem, nom exprimant l’action de innovare, in-novare : « in » pour dans, « novare » pour changer. Il est important de savoir que l’innovation était d’abord vue comme le processus qui renouvelle quelque chose qui existe (ou non) et est généralement considérée comme l’introduction de quelque chose de nouveau. La nouveauté implique souvent de l’incertitude, et l’incertitude implique des risques. L’innovation est bonne pour l’entreprise mais les opportunités d’innovation, bien qu’elles soient nombreuses, peuvent présenter un risque et menacer l’intégrité des écosystèmes sur lesquels la société humaine repose.
Incrémentielle et disruptive
Alors que l’innovation incrémentielle a un impact mineur sur le marché et ne change pas radicalement les conditions d’utilisation, l’innovation disruptive consiste à séparer plusieurs groupes de consommateurs. Les innovations disruptives ont par nature un impact inattendu sur le marché. Habituellement, elles impliquent un changement technique et technologique radical.
Diffuser les innovations
Entre les visionnaires (les pionniers) et les pragmatiques (la majorité précoce), il est difficile de prévoir comment l’« histoire personnelle » d’un produit (ou d’un service) va se dérouler. Pour pénétrer sur le marché, les innovations doivent être adoptées par les pragmatiques. Mais les pragmatiques sont difficiles à convaincre, ils ont besoin de références et ne font pas nécessairement confiance aux pionniers.
En termes de responsabilité et pour le salut de l’innovation responsable, il faut s’attaquer à deux défis spécifiques tant que les deux catégories d’innovation disruptive sont concernées :
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La disruption « faible » permet à différentes personnes d’avoir accès au produit/service qu’elles ne pouvaient pas se permettre d’acquérir auparavant. Mais cette généralisation pourrait menacer l’équilibre mondial. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres, mais est-il vraiment avisé d’accroître l’accès aux voitures dans les pays en voie de développement étant donné les dégâts causés par les émissions de CO2 ?
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La « disruption de nouveau marché » a pour objectif de développer de nouveaux marchés. D’un côté, il est difficile de prédire les résultats, de l’autre ils peuvent nous surprendre. Mais il ne faut pas oublier que même en sachant si le produit (ou service) va être adopté ou non, l’incertitude demeurerait quant aux conséquences de l’innovation disruptive.
Le manque de connaissances
Les innovations disruptives reposent sur de nouvelles techniques et technologies, pour lesquelles les connaissances scientifiques sont encore limitées et l’ensemble des conséquences ne peut pas être toujours anticipé.
Considérons les nanotechnologies. Elles sont utilisées fréquemment dans de nombreux produits de consommation, alors que leur impact en termes de santé et d’environnement ne peut pas encore être mesuré aujourd’hui. Elles sont un exemple du dilemme des innovateurs : choisir entre le potentiel économique d’une technologie et différentes directives éthiques, comme l’incapacité à anticiper des conséquences. Il est urgent que la responsabilité devienne un élément clé du processus d’innovation.
En ce qui concerne l’innovation incrémentale, la responsabilité n’apparaît pas forcément comme un élément important à prendre en compte. Il est en effet possible d’anticiper l’adoption d’une innovation incrémentale en utilisant un cycle de vie traditionnel et des projections fondées sur les résultats des lancements précédents. En revanche, si d’ici 8 ans nous avons plus de 20 iPods différents, il est légitime de se demander si ces produits sont durables étant donné leur cycle de vie raccourci.
L’innovation catalytique est-elle la solution ?
Les innovations catalytiques sont un sous-ensemble des innovations disruptives ciblées sur le développement social. Considérons l’exemple d’Eko en Inde. Il montre comment l’utilisation d’une interface très simple sur des téléphones mobiles fournit l’accès à des services bancaires basiques à une grande partie de la société indienne. C’est très bien, mais les innovations sociales représentent une part minime des innovations responsables. Ces dernières couvrent un champ beaucoup plus vaste et le terme social est, par définition, synonyme de responsable.
Comment les décideurs comprennent et intègrent la responsabilité : résultats d’une étude
Les résultats de l’étude [1] montrent que les décideurs ont une vision plus claire des impacts potentiels d’innovations lancées par leur entreprise sur le court-terme plutôt que sur le long-terme.
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Sur le court-terme, 29% des décideurs déclarent qu’ils peuvent anticiper précisément les impacts sur la société, et 23% les impacts sur l’environnement.
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Sur le moyen-terme, seulement 16% ont une idée précise de l’impact social et 13% de l’impact environnemental.
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Sur le long-terme, seulement 9% sont capables d’anticiper les impacts sociaux et 8% ceux sur l’environnement.
Malgré l’incapacité des décideurs à anticiper précisément l’impact social, même sur le court-terme, près de 47% d’entre eux choisissent d’innover de toute façon, peu importe l’impact environnemental.
Harder, Better, Faster, Stronger
Les entreprises sont confrontées à une forte demande des marchés pour un produit plus rapide ou le développement de services. Comme les PDG et managers sont récompensés pour prendre des décisions (plus) rapides dans des situations complexes, comme ils sont sélectionnés pour leur capacité à agir malgré l’incertitude, ils ne consacrent plus assez de temps pour une étude et un examen approfondis avant de faire des choix. Malheureusement, s’ils n’agissent pas, quelqu’un d’autre le fera.
Parmi les meilleures qualités d’un chef, la créativité est sur le haut du podium, suivie de l’intégrité et de la pensée globale. A la fin de cette liste, on trouve l’attention à la durabilité, l’humilité et l’équité (IBM 2010). Plus le chef est créatif, plus les décisions sont rapides et… plus le besoin de responsabilité est grand pour contrebalancer les effets négatifs. Par conséquent, les leaders, conscients des contraintes de temps et de la pression du marché, devraient continuer à se préoccuper de la responsabilité dans le processus. Néanmoins, trois enjeux principaux peuvent être identifiés et interrogés :
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La demande du marché et la grande consommation de produits innovants sont des accélérateurs des processus d’innovation
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La complexité de la prédiction et de l’anticipation : une analyse approfondie de toutes les conséquences devrait être menée avant l’implémentation
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L’identification de nouveaux risques sociétaux : l’innovation peut causer des dégâts majeurs aux hommes et à la planète. Les managers devraient pouvoir faire marche arrière en cas d’impacts défavorables.
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[1] L’étude a été initialement envoyée à un vaste panel de managers, la plupart d’entreprises française, et avec un intérêt pour l’innovation. Sur une période de 4 mois, entre janvier et avril 2011, 62 personnes sur 78 répondants ont répondu à l’étude en entier. Il y avait 5 questions de « profil » : genre, taille de l’entreprise, fonction, secteur de l’entreprise et investissement dans le processus de décision d’innovation.