Avec Karine Lamiraud
Comme le définit l'un des pères du concept, "les nudges sont des initiatives privées ou publiques qui orientent les gens dans des directions particulières tout en leur permettant de suivre leur propre voie" (Sunstein, 2018). À la suite de la contribution de Thaler et Sunstein (2009), ces interventions comportementales légères ou nudges sont devenus à la fois un sujet d'intérêt pour les sciences sociales et ont été largement expérimentés par les décideurs politiques dans le but d'inciter les gens à adopter des comportements vertueux (développement durable, fiscalité, respect de la loi, santé publique, etc.).
Un nudge "pur" n'augmenterait pas le niveau d'information des agents, n'imposerait pas ou ne suggérerait pas de contrainte supplémentaire, et ne modifierait pas les incitations. Il ne ferait que sensibiliser les sujets à leurs propres biais psychologiques et leur permettrait de réfléchir différemment, afin d'obtenir un meilleur résultat pour eux-mêmes.
Dans un article récent publié dans le Journal of Behavioral and Experimental Economics, Karine Lamiraud (ESSEC), Julien Patris (Argenx) et Radu Vranceanu (ESSEC) étudient si de telles interventions peuvent avoir un impact positif sur la valeur créée dans une négociation typique du contexte business-to-business. Pour répondre à cette question, ces chercheurs ont mis au point une expérience de laboratoire informatisée basée sur le contexte. Les deux nudges utilisés dans l'expérience guident les participants vers une voie de négociation inspirée des meilleures pratiques dans la littérature de négociation. L’une menant à de petits gains au début de la négociation, l’autre à un échange d'informations bienveillant.
La négociation, définie comme "une communication en va-et-vient visant à parvenir à un accord" (Fisher et Ury, 1981), est une interaction sociale aussi ancienne que l'humanité. Les gens s'engagent dans des négociations sur un large éventail de sujets, depuis le partage des tâches ménagères jusqu'au règlement des différends entre nations. Sur les marchés business-to-business, les négociations bilatérales entre acheteurs et vendeurs sont monnaie courante et requièrent un accord sur les termes du contrat. Les théoriciens des jeux ont souligné que, dans les négociations bilatérales, des agents informés et rationnels devraient se mettre d'accord sur un contrat efficace au sens de Pareto, où aucune répartition alternative ne peut améliorer la satisfaction de l'une des parties sans dégrader celle de l'autre. Cependant, les négociations dans le monde réel sont souvent loin de ce résultat idéal, conduisant à des accords inefficaces ou à des échecs purs et simples, malgré l'important potentiel d'amélioration du bien-être. Une littérature considérable en psychologie, en marketing et en économie comportementale vise à expliquer les causes de ces défaillances. L'un des résultats communs de cette littérature est que les échecs sont, en général, dus au fait que les joueurs ne comprennent pas les objectifs de leurs adversaires et les stratégies que ces derniers peuvent utiliser.
Le contexte de l'expérience utilisée dans l'article s'inspire du marché pharmaceutique européen, où il existe une longue tradition de négociation entre les entreprises pharmaceutiques et biotechnologiques pour négocier les termes du contrat de commercialisation des médicaments avec les organismes nationaux d’assurance maladie. Le contrat à négocier contenait six clauses, chacune avec plusieurs options.
L’expérience a été réalisée au sein du LEEM, le laboratoire de recherche expérimentale de l’Université de Montpellier, avec 240 participants. Au début de chaque séance les participants ont été répartis au hasard par paires, et les rôles d'acheteur et de vendeur ont été tirés au sort. Après avoir lu le scénario et les instructions, les participants ont engagé le processus de négociation, selon la méthode des offres alternées. L'interaction était informatisée et l'anonymat était strictement respecté ; enfin, les participants pouvaient échanger des brefs messages texte. À la fin de l'expérience, les négociateurs ont reçu une compensation en euros, proportionnelle à la valeur créée pour leur organisation. Alors que le groupe de contrôle n'a reçu aucun conseil particulier, les participants des groupes de traitement ont été invités à négocier d'abord sur les points convergents, ou à échanger des informations sur leurs objectifs prioritaires. Bien entendu, les participants pouvaient suivre ces conseils ou non.
En général, les chercheurs s'accordent à dire que l'efficacité des nudges varie considérablement en fonction de la nature de l'intervention et du domaine d'application. L'expérience ESSEC a révélé un effet positif de création de valeur des nudges attentionnels dans le contexte spécifique d'une expérience de négociation multi-attributs encadrée. Dans les deux traitements, la valeur totale créée a dépassé la valeur de contrôle d'environ 9 % de la valeur maximale pouvant être créée dans cette expérience. Dans l'expérience, c'est l'acheteur qui a le plus bénéficié des conseils supplémentaires, alors qu'il n'y a pas de conséquence négative pour le vendeur.
Les résultats montrent également que la valeur créée augmente avec le temps consacré à la négociation. Les gains les plus importants sont obtenus au début de la négociation.
L'effet important des deux nudges confirme à quel point il peut être utile de négocier en gardant à l'esprit l'intérêt de l'autre. Dans la pratique, la possibilité de mettre en œuvre un nudge plutôt qu'un autre dépend de l'organisateur du processus de négociation et des informations dont il dispose. Dans le marché des thérapies innovantes, le processus de négociation suit des règles étroitement élaborées au niveau de l'UE. L'UE peut ne pas savoir quels sont les éléments contractuels convergents/divergents et, par conséquent, ne pas disposer des informations nécessaires pour mettre en œuvre la stratégie “early small wins”. D'autre part, la création d'un cadre de négociation favorisant la confiance et le partage d'informations est un objectif que la réglementation de l'UE sur le transfert de thérapie peut chercher à atteindre.
Références
Fisher, R., Ury, W. & Patton, B., (1981). Getting to Yes: Negotiating Agreement Without Giving in, Penguin Books, New York, USA. (Revised 2nd edition, 2011).
Lamiraud, K., J. Patris, R. Vranceanu, (2024). Can attentional nudges improve efficiency of bilateral multi-attribute negotiations? Journal of Behavioral and Experimental Economics, 110, doi.org/10.1016/j.socec.2024.102205.
Thaler, R. H., & Sunstein, C. R. (2009). Nudge: Improving decisions about health, wealth, and happiness. London, UK: Penguin.
Sunstein, C. R. (2018). Misconceptions about nudges. Journal of Behavioral Economics for Policy, 2(1), 61–67