Avec Arijit Chatterjee et Marie-Laure Djelic
La conférence académique intitulée Globalization and the Return of Geography a cherché à voir comment les inégalités au niveau international se sont plus que jamais accrues. ESSEC Knowledge s’est entretenu avec les organisateurs, Arijit Chatterjee et Marie-Laure Djelic, au sujet de la résurgence de la géographie et des objectifs de la conférence.
Dans la seconde moitié du XXème siècle, la mondialisation a dessiné un nouveau monde dans lequel les différences ne semblaient plus exister. Certains disaient que le monde était devenu « plat ». En revanche, les crises économiques et financières du XXIème siècle, entre autre facteurs, ont conduit à une résurgence de la géographie. Et en effet, les professeurs de l’ESSEC Marie-Laure Djelic, professeur de management et directrice du Centre for Capitalism, Globalization and Governance, et Arijit Chatterjee, professeur associé de management sur le campus Asie-Pacifique de l’ESSEC, affirment qu’aujourd’hui les frontières et les différences internationales sont plus importantes que jamais. Afin de savoir comment la géographie modèle et est modelée par la mondialisation, ils ont organisé une conférence académique unique, intitulée Globalization and the Return of Geography, qui aura lieu le 21 et le 22 février à Singapour.
ESSEC Knowledge : Pourquoi l’histoire et la géographie ont-elles perdu en pertinence face à la mondialisation ?
Marie-Laure Djelic : La « mondialisation », lors de se on développement en tant que processus et discours, a eu tendance à minimiser tant l’histoire que la géographie et à les rejeter dans les poubelles de l’évolution humaine. Présentée comme une « nouvelle » réalité, complètement détachée du passé et capable de supprimer toutes les frontières, la mondialisation semblait de plus en plus faire perdre à l’histoire et à la géographie de leur pertinence. Comme l’affirmait Thomas L. Friedman dans son best-seller de 2005, le monde à venir, issu de la mondialisation, serait « plat ».
Arijit Chatterjee : La mondialisation a été décrite de différentes manières par différentes personnes. Certains se sont concentrés sur les échanges, d’autres sur la standardisation, les uns sur la technologie, les autres sur les mouvements de capitaux et de main d’œuvre, etc. C’est dans ce contexte que certains ont affirmé que dans le monde dans lequel nous vivions la géographie était de moins en moins pertinente. Les individus et les groupes pouvaient s’affronter les uns les autres sans tenir compte de leur localisation. Néanmoins, ce n’est pas maintenant que la géographie va perdre de son importance. L’hypothèse de la « mort de le distance » est à présent largement discréditée.
ESSEC Knowledge : Pourquoi est-il actuellement si important de se pencher sur la géographie ?
Marie-Laure Djelic : L’utopie chantante d’un joli petit monde mondialisé a effectivement été enterrée par les crises financières et économiques qui ont lieu depuis 2008. De nombreux mécanismes de ces crises financières intenses et la dépression économique qui rôde ont réveillé les vieux démons sociaux et politiques, souvent maléfiques, dont certains d’entre nous avaient cru qu’ils étaient morts et enterrés pour toujours. L’histoire compte de nouveau et la gestion des risques et des défis actuels demande d’explorer en détail les leçons de l’histoire. Le retour de la géographie est encore plus frappant. Notre monde n’est définitivement pas plat ; et même jour près jour son relief devient de plus en plus accidenté.
Arijit Chatterjee : Pour saisir ce qui se passe actuellement, il est important de comprendre qu’il y a deux types d’inégalités. Tout d’abord, les inégalités de revenus entre les pays, ou les inégalités à l’intérieur d’un pays, n’ont cessé de diminuer au cours des trente dernières années. Le citoyen moyen d’un pays pauvre est toujours bien plus pauvre que le citoyen moyen d’un pays riche, mais l’écart s’est réduit. Cette tendance est due pour une large part à la croissance en Chine et dans d’autres pays nouvellement industrialisés. Les résultats sont mitigés en ce qui concerne les inégalités à l’intérieur d’un pays. De nombreux pays d’Amérique du Sud et plusieurs pays d’Europe centrale ont été en mesure de réduire leurs inégalités intérieures. En revanche, dans la plupart des pays de l’OCDE les inégalités intérieures ont augmenté ; il en va de même en Chine et en Inde. Le monde est rempli de pics et de creux tant à l’intérieur des pays qu’entre ces mêmes pays.
ESSEC Knowledge : En quoi la division entre les pays développés et les pays en développement a-t-elle remis à l’ordre du jour les questions géographiques ?
Marie-Laure Djelic : Une conséquence « géographique » importante de la mondialisation est que l’Occident développé a connu la délocalisation d’une grande partie de la production industrielle vers les pays à faibles revenus. Cela pouvait passer à l’époque où la création de richesses ne dépendait aucunement de la production industrielle, mais dépendait plutôt du secteur tertiaire, et plus particulièrement de l’ingénierie financière. À présent que cette vision s’est avérée être un mirage, la délocalisation de l’industrie se révèle très douloureuse. Il se peut même qu’elle porte en germe de graves conflits sociaux et politiques qui éclateront dans les prochaines années.
Arijit Chatterjee : Quand au milieu de XIXème siècle Marx et Engels clamaient « travailleurs de tous les pays, unissez-vous », cette affirmation avait du sens car il n’y avait pas de grande différence de salaire entre les ouvriers du monde industrialisé et ceux du monde en cours d’industrialisation. Depuis, le capitalisme industriel a permis aux ouvriers du monde industrialisé de conquérir leurs droits dans une juste mesure. En revanche, les ouvriers des pays qui n’ont pas bénéficié de l’industrialisation sont restés exploités et marginalisés. Aujourd’hui, avec la lente montée en puissance de la Chine et de l’Inde, les économies développées connaissent une compétition de plus en plus féroce. Le mot d’ordre de Marx et Engels est devenu « travailleurs occidentaux, unissez-vous ». La localisation passe avant la classe sociale, tout comme les travailleurs migrants passent avant le prolétariat. En somme, dans les économies émergentes d’Asie et d’ailleurs les gens sont optimistes, tandis que dans de nombreux pays développés ils sont malheureux voire désespérés.
ESSEC Knowledge : Y a-t-il d’autres facteurs importants ?
Marie-Laure Djelic : Les effets du changement climatique ont remis la géographie à l’ordre du jour. Peu importe ses causes, qu’il soit surtout anthropique ou dû à la combinaison des actions humaines et des grandes tendances climatiques, le changement climatique a déjà un grand impact sur le monde. Nous le voyons chaque jour aux informations. Le changement climatique a effectivement fait revenir la géographie, avec en plus une vengeance à la clé : nous sommes en effet forcés de composer avec le risque climatique à une échelle inédite, avec des conséquences humaines, économiques et sociales désastreuses : mort, destruction, déplacements nécessaires, perte d’emploi, sans parler des implications financières colossales.
Arijit Chatterjee : La géographie fait aussi son retour en tant qu’idées à la recherche de connaissances authentiques, avec une articulation plus claire entre la modernité, l’histoire cyclique et les histoires liées et unes aux autres, et une plus grande attention pour la base. Les questions importantes pour les économies développées ne peuvent plus être considérées comme des questions impliquant le monde entier. Par exemple, les guerres en Europe ne peuvent plus être appelées « guerres mondiales » - au cours de celles-ci la majorité des contingents étaient composés de soldats venus des colonies.
ESSEC Knowledge : Comment la géographie devrait-elle être perçue dorénavant ?
Marie-Laure Djelic : Les frontières comptent, et elles compteront sans doute de plus en plus. La mondialisation est un phénomène qui circule et s’inscrit dans les paysages naturels et humains. En revanche, elle ne sera jamais décontextualisée et restera inscrite dans la géographie humaine, qui la façonnera et qu’elle façonnera, et sera à la fois renforcée et affaiblie par elle.
Nous organisons cette conférence, Globalization and the Return of Geography, car nous pensons qu’il est temps de savoir comment la mondialisation a un impact sur la géographie de notre monde et comment elle continue d’influer sur lui. Il est également temps d’explorer la manière dont la géographie rencontre, traduit la mondialisation, mais aussi réagit contre elle et lui résiste. En d’autres termes, la géographie est de retour comme objet central d’investigation mais aussi comme outil pour comprendre les dynamiques complexes de notre monde. Il faut ici entendre la géographie non seulement au sens de géographie physique, mais aussi au sens de géographie humaine, au niveau culturel et historique –en effet, l’évolution de la géographie du monde reflète l’historie humaine, tant positive que négative.
Arijit Chatterjee : L’accès facilité à l’information (souvent sous forme d’images et de vidéos) renforce les inégalités spatiales. Par conséquent, les individus du monde entier ont une conscience plus aiguisée de l’interdépendance des problèmes. Avec la démocratisation de l’éducation et du commerce, les griefs et les aspirations sont fréquemment et fortement exprimées face aux inégalités qui non seulement persistent mais aussi s’accroissent. Ces voix nous replacent dans le contexte, et l’attention portée à la géographie nous aidera à comprendre les manques aussi bien de manière absolue que relative.
La géographie est également de retour dans tous les aspects de notre vie, et de manière très crue. Les conséquences de l’industrialisation débridée se ressentent de plus en plus dans le monde entier sous la forme de l’épuisement des ressources, du réchauffement climatique et de la pollution. Néanmoins, l’industrialisation semble être la seule solution pour tirer les gens de la misère. Les questions centrales des prochaines décennies porteront non seulement sur l’emplacement des activités économiques, mais aussi sur la localisation des conséquences de ces activités.
ESSEC Knowledge : Pourquoi la présence de Saskia Sassen comme conférencière d’honneur est-elle importante pour cette conférence ?
Marie-Laure Djelic : Le professeur Saskia Sassen est une universitaire de renommée mondiale, qui travaille sur la mondialisation et ses dynamiques. Elle a surtout publié des ouvrages sur la mondialisation et ses effets multi-dimensionnels, sur le travail, les villes, les interactions sociales, la culture et les organisations politiques. Ses travaux apportent une importance contribution à notre compréhension de l’inscription dans la géographie des entrelacs de la mondialisation. Elle nous incite à voir la mondialisation dans son inscription locale et non comme quelque chose d’éthéré. Selon ses propres termes, l’étude de la mondialisation « entraîne non seulement une attention explicite à l’échelle mondiale mais aussi une attention portée à la multiplication des connections qui traversent les frontières dans différentes localités, et qui se nourrissent de la récurrence de certaines conditions dans des localités. »[i]
ESSEC Knowledge : Et qu’en est-il de l’autre conférencier d’honneur, Prasenjit Duara ?
Arijit Chatterjee : Le professeur Duara est historien de l’Asie et plus particulièrement de la Chine ; il est surtout très connu pour son ouvrage intitulé Rescuing History form the Nation: Questioning Narratives of Modern China. Il a beaucoup écrit sur l’historiographie, le lien entre les nations et leur histoire, et la construction sociale de l’histoire. Selon les propres termes de Duara, l’histoire c’est « le principal moyen pour faire naturellement de l’État-nation le contenant, ou l’enveloppe, des expériences du passé. »[ii] Il considère que la notion d’État-nation peut être l’institution la plus mondialisée, l’écriture de l’histoire et la compréhension de notre propre passé ; cette vision est intrinsèquement liée avec les forces à l’œuvre dans la mondialisation.
[i] Sassen, S. (2003). Globalization or denationalization. Review of International Political Economy, 105&), 1-22
[ii] Duara, P. (1998). Why is History Antitheoretical ? Modern China, 24(2): 105-120