L'entrée de la Croatie dans l'Union européenne

L'entrée de la Croatie dans l'Union européenne

Le 1er juillet 2013, la Croatie devient le 28ème membre de l’Union européenne, dix ans après la reconnaissance de sa candidature. Zagreb sera peut-être un jour suivi de la Serbie, qui a obtenu le statut de candidat en 2012. Quant à l’Islande, en île qu’elle est, elle hésite. Ainsi, malgré le poids de la crise économique et sociale sur l’agenda européen, l’élargissement de l’Union continue.

N’entrons pas, ici, dans le redoutable débat sur l’adhésion de la Turquie ; ni dans celui concernant la Bosnie, le Kosovo ou la Macédoine. À l’ouest, la « fatigue de l’élargissement » fait son œuvre : on ne voit pas bien quel pays, après la Serbie, pourrait adhérer rapidement. Il est possible que la porte se referme pour quelques temps.

Par conséquent, à chaque nouvelle adhésion, l’Union européenne fait plus que gagner en taille. Examinons plutôt l’une des conséquences méconnues de l’élargissement : le changement qu’il introduit au sein du Conseil, qui reste la principale instance de décision européenne. Aujourd’hui, nous donnons la parole à un grand nombre de ces « petits » pays – ce qualificatif est un « gros mot » à Bruxelles mais, par souci de clarté et sans intention péjorative, faisons avec. Comment ces « petits » pays  influencent-ils le déroulement des négociations et, partant, façonnent leurs résultats ?

Ces « petits » États pèsent chacun moins de 10 voix, sur les 345 distribuées autour de la table. Ainsi la Croatie, qui se classe au 21ème rang des États membres (4,2 millions d’habitants), détient, comme l’Irlande, 7 droits de vote au Conseil. Les « grands » pays comme la France, l’Allemagne, l’Italie et le Royaume-Uni en détiennent chacun 29. Depuis l’élargissement de 2004, les « petits » pays sont passés de quatre (Danemark, Finlande, Irlande et Luxembourg) à onze, avec les pays orientaux, Malte et les États baltes. Soit désormais un bon tiers de la table. Cette multiplication amène une fragmentation croissante des débats.

La question n’est pas tant de savoir de combien de voix dispose chaque pays, mais comment il pèse sur les débats : ses délégués peuvent-ils, en fait, intervenir ? Ont-ils les ressources dans leur capitale pour formuler des contre-propositions, gages d’une influence sur la négociation ? Ont-ils les leviers pour construire des alliances ? Et même : ce pays a-t-il lu tous les documents en discussion et a-t-il une opinion sur chacun d’eux ? Quand les sujets techniques – de la double coque des pétroliers à la dernière étude OGM – s’enchaînent à haute vitesse, il n’est pas facile de suivre le rythme.

Certes, l’activité et l’influence comptent plus que le seul nombre de droits de vote. Certains « petits » États membres sont très actifs, comme la Belgique (10 millions d’habitants, 12 voix), la Suède (9,5 millions d’habitants, 10 voix), voire le Portugal (10 millions d’habitants, 12 voix). Un diplomate finlandais habile peut faire des miracles (5 millions d’habitants, 7 voix). Mais en général, les « moins grands » pays restent relativement silencieux autour de la table, parce qu’il y a beaucoup de documents à analyser, que les débats s’enchaînent rapidement et que leur préparation nécessite des ressources humaines importantes.

Le Conseil, où les États membres discutent quotidiennement, compte quinze grandes salles de négociations, presque toujours actives, soit quinze négociations chaque jour. Tandis que de « grands » États membres ont, grâce à leur administration fournie et compétente, le luxe d’agir rapidement et d’être écoutés, d’autres membres de la famille européenne se taisent pendant des jours entiers et ne pèsent guère. Il n’est pas rare que plus de quinze Etats restent silencieux dans une négociation donnée.

Face à ces silences, la présidence des débats, pour faire avancer les choses, se garde bien de solliciter les votes favorables. Elle inverse la méthode et demande : « qui est opposé à la proposition sur la table ? » Ainsi, les règles du traité de Rome – lequel disposait que les votes favorables soient décomptés – ont longtemps été inversées dans la pratique : ceux qui se taisent sont, par omission, réputés favorables. Tirant acte de cette réalité, le traité de Lisbonne a même supprimé la mention des votes favorables. À ce jeu-là, en particulier sur les sujets en apparence technique, la majorité est souvent obtenue par la grâce d’un certain silence. 

En effet, nous pouvons carrément affirmer que l’addition au Conseil de pays timides ou carrément muets favorise la Commission européenne : le silence des « petits » donne une longueur d’avance en voix à la proposition mise sur la table par la Commission. L’instauration, en 2014, de la nouvelle règle de la double majorité (55 % des États représentant 65 % de la population) n’y changera pas grand-chose. 

Ainsi, dans le concert du Conseil européen, le silence devient de plus en plus lourd. Plus on a de « moins grands » États dans l’Union, moins on a de débat ! Sur les sujets majeurs, tels que le budget annuel ou l’adhésion de la Turquie, chaque pays a certes un avis. Mais pour la grande majorité des négociations, partie immergée de l’iceberg, ce n’est pas le cas. L’arrivée de la Croatie – puis de la Serbie – accroîtra la tendance.

C’est pourquoi élargir l’Union à des États qui n’ont pas l’administration permettant de suivre tous les sujets qui font l’intégration européenne, c’est aussi changer sa nature en conférant du pouvoir à ceux qui donnent le point de départ des négociations : essentiellement la Commission européenne et la Présidence en exercice. L’extension de l’Union n’est pas seulement un agrandissement du club, c’est aussi un changement de sa nature en tant qu’entité négociante, qui va dans le sens de la centralisation des forces vers les grands acteurs ayant le droit ou l’énergie de faire des propositions.

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