Où va le syndicalisme français ?

Où va le syndicalisme français ?

De manière générale, les syndicats ont connu leur heure de gloire à la fin du XIXème siècle, alors que les grandes entreprises manufacturières étaient les principaux moteurs de la croissance et de la création de valeur. Ces entreprises disposaient d’un pouvoir de marché immense. D’une part, en profitant de leur position d’oligopole face aux consommateurs, elles étaient aussi capables d’imposer des prix élevés dans la durée. D’une autre part, elles bénéficiaient de leur position de « monopsone » sur le marché du travail, découlant de la faible mobilité des travailleurs, afin de maintenir les salaires bas. C’est à cette période que les syndicats se sont imposés naturellement pour rééquilibrer le marché du travail et permettre aux salariés de récupérer une part de la « rente » des grandes firmes, grâce à des négociations bilatérales rudement menées avec les employeurs.

Néanmoins, les structures économiques des pays occidentaux ont drastiquement changé depuis cinquante ans, au gré de la mondialisation et du progrès technique. La suppression des barrières tarifaires et la réduction des coûts de transport et de communication ont érodé les protectionnismes pour laisser la place à un marché mondial des biens et des services. Les anciens « champion nationaux », firmes puissantes et protégées, sont devenues des multinationales en concurrence avec une multitude d’entreprises similaires à travers le monde. Cette concurrence les pousse actuellement à produire et assembler leurs produits dans des pays où les salaires sont faibles, tout en retenant la conception, la R&D, la communication et le marketing dans les pays d’origine. L’image de la grande usine employant des milliers de travailleurs, répétant les mêmes tâches, appartient maintenant au passé des pays occidentaux. Avec le déclin des emplois manufacturiers, les emplois de service représentent dorénavant plus des deux tiers de la richesse produite annuellement par les ces mêmes pays. De plus, la majeure partie de celle-ci est produite par les petites et moyennes entreprises de tous les secteurs, y compris les secteurs les plus dynamiques des hautes technologies.

Dans ce nouvel environnement économique, on peut alors se poser la question de l’utilité sociale des syndicats. Sauf exception – les chaînes de fast-food par exemple – les entreprises n’ont plus cette position de monopsone sur le marché du travail, la mobilité des travailleurs ayant énormément augmenté à la fois géographiquement et à travers les différentes professions. La capacité des firmes à générer des profits anormalement hauts en maintenant des prix de vente élevés a aussi diminué avec la concurrence mondiale. Ainsi, lorsque les syndicats luttent agressivement pour augmenter les salaires des employés, ils participent d’une certaine manière à l’affaiblissement économique de leur entreprise, pouvant éventuellement mener à sa sortie du marché. L’argument de la position de monopsone peut toujours être avancé s’agissant des emplois du secteur public, où le seul employeur est l’Etat mais là aussi les employés peuvent choisir de rejoindre le secteur privé. Cette mobilité peut empêcher la modération salariale de façon plus efficace que les syndicats du secteur public. Face à ces changements structurels, les employés se rendent de plus en plus compte que les syndicats ne peuvent pas les aider autant qu’ils ne le faisaient auparavant, ce qui a pour conséquence un déclin important du nombre de syndiqués dans les pays développés.

Pour revenir au syndicalisme français, dans ce pays les syndicats se sont engagés intensément dans la résistance pendant la Seconde Guerre mondiale. Après la guerre, il a paru donc normal de les récompenser pour leur courage. On leur a alors donné à un petit nombre de syndicat « officiels » le droit de négocier les conventions collectives au sein des entreprises et des branches, mais aussi le droit de participer à la gestion de la sécurité sociale en France, en partenariat avec les représentants des employeurs. Les cinq plus grandes confédérations nationales qui ont reçu le statut de « représentativité légale » étaient la CGT, la CFDT, FO, CFE-CGC et la CFTC. Bien que les critères pour la représentativité aient changé en 2008, demandant un nombre minimum de voix aux conseils d’entreprise, ces mêmes confédérations ont tout de même continué de satisfaire à ces critères quantitatifs.

S’agissant du taux de syndicalisation, il s’élevait en France à environ 24% au milieu des années 1970. Aujourd’hui, il représente seulement 8% de l’emploi total, le plus faible pourcentage des pays de l’Union Européenne. Ce pourcentage démontre les différences majeures entre les emplois du secteur public, ayant un taux de 15% (15,2% parmi les employés de l’Etat, et 14,7% dans les entreprises publiques et les organismes de sécurités sociales) et 5% dans les emplois du secteur privé [Fulton, 2015]. Spécificité français issue de la définition juridique de la représentativité syndicale, les syndicats, malgré les faibles taux d’adhésion, négocient et décident les accords dans les branches et les entreprises représentant 90% de l’emploi.

Si l’on considère les changements économiques majeurs qui nous attendent, les syndicats ont raison d’avoir peur que certaines de leurs missions disparaissent tout simplement. Nous sommes alors en droit de nous poser certaines questions. Nous pouvons prendre l’exemple du système des retraites qui fait face à de nombreuses critiques, accumulant année après année un déficit important. Pourquoi est-ce que l’on devrait donner la cogestion des retraites et des pensions aux syndicats, alors que les retraités ne sont pas membres d’un syndicat ? Pourquoi devrait-on par ailleurs leur laisser une partie de la gestion de Pôle emploi et des allocations chômage, alors qu’en France les chômeurs ne font normalement eux non plus pas partie d’un syndicat ? Les services d’intérêt général pourraient être gérés de façon plus efficace par l’Etat lui-même, dans le cas où la gestion ne pourrait pas être transférée à un acteur privé.

Le marché du travail en France est particulièrement déficient, de par le taux de chômage à deux chiffres, qui concerne tout particulièrement les jeunes et les plus faiblement-qualifiés. Il est donc évident qu’il faut maintenant agir pour aider les entreprises à gagner en compétitivité et aider les travailleurs les moins qualifiés à retrouver un emploi.

De Mars à Juin 2016, un conflit s’est créé entre les syndicats et le Gouvernement de Manuel Valls. En Mars, la Ministre du Travail Myriam El Khomri a dévoilé une série de réformes du Code du Travail dans le but de favoriser la flexibilité du marché du travail, en s’appuyant sur ce qui avait pu être fait dans les pays voisins et les recommandations des organisations internationales. Les réformes avaient comme objectif prioritaire de venir en aide aux personnes les plus désavantagées sur le marché du travail, à savoir les travailleurs précaires et les sans-emplois. Ceux-ci ne font pas partie de syndicats et il n’est pas coutume de les voir manifester dans la rue. Tous les syndicats se sont unis contre cette réforme. Ils ont par ailleurs été soutenus par une large partie de l’opinion publique, en général plutôt les salariés disposant du précieux contrat à durée indéterminée (CDI), les fonctionnaires ou les étudiants ; en somme les personnes les moins exposées au risque du chômage.

Cédant à la pression des grèves et des manifestations, le Gouvernement a proposé une nouvelle version de la Loi travail en obtenant le soutien du premier syndicat français en nombre d’adhérents, la CFDT [868 600 membres, Fulton (2015)]. La seule mesure fondamentale qui n’a pas été retoquée avec la seconde version du texte est le « fameux » Article 2, qui permet aux entreprises en difficulté de négocier des accords intra-entreprise sur les salaires ou le temps de travail, pouvant être « moins disant » que les accords déjà négociés au sein des branches.

Cependant, en Mai dernier les autres syndicats ont émis un nouvel appel à la grève et ont organisé de nouvelles manifestations rassemblant quelques dizaines de milliers de personnes dans les rues, criant leur opposition à cette version allégée de Loi travail. La CGT et FO avec le soutien d’autres syndicats de taille moindre ont bloqué des rues, les ports et les raffineries à travers la France, réduit la production électrique des centrales nucléaires et empêché la collecte des ordures dans certaines grandes villes. Les critiques les plus virulentes envers la Loi provenaient de la CGT, un syndicat très orienté idéologiques à gauche. La CGT est un des deux plus grands syndicats en France, disposant de 682 000 adhérents [Fulton, 2015]. Finalement, en Juillet le gouvernement a fait appel à l’Article 49.3 pour passer la Loi.

Ce que nous retenons de ce conflit kafkaïen, c’est que pour garder leur crédibilité et conserver leurs membres et leur influence, les syndicats sont obligés de « montrer leurs muscles ». En signifiant au gouvernement qu’ils ont une capacité de blocage importante, ils cherchent à l’empêcher de mener des réformes encore plus ambitieuses à l’avenir. Il semble que les syndicats aient laissé de côté leur statut initial de protecteurs des droits des salariés au niveau de l’entreprise, pour endosser le rôle de lobbyistes luttant pour le statu quo juridique. Par conséquent, sur le court-terme les protestations portées par les syndicats sont favorables aux « insiders », ceux qui sont déjà insérés sur le marché du travail grâce à un CDI, et défavorables pour les chômeurs et les travailleurs précaires. Sur le long-terme, l’organisation industrielle actuelle du marché du travail bride la compétitivité des entreprises françaises et les perspectives de croissance du pays.

Considérant cette dernière perspective, le Gouvernement a bien fait de maintenir cette réforme et doit aller plus loin encore. Le prochain Gouvernement devra par ailleurs se préparer à commencer d’âpres négociations avec les syndicats en déclin, en gardant en tête que les adversaires blessés sont les ennemis les plus féroces, ceux-ci n’ayant finalement plus rien à perdre. 

Reference

L. Fulton (2015). Worker representation in Europe. Labour Research Department and ETUI. Produced with the assistance of the SEEurope Network, online publication available at http://www.worker-participation.eu/National-Industrial-Relations.

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