Il est rare dans l’histoire de l’art qu’une exposition ébranle à ce point des conventions bien ancrées. La rétrospective consacrée à la peintre suédoise Hilma af Klint au Guggenheim à New York est exceptionnelle, non seulement car elle met en avant le travail visuellement saisissant d’une artiste recluse issue d’un endroit généralement survolé sur la carte artistique, mais aussi car elle souligne la transformation de plus en plus rapide de la façon dont l’histoire de l’art, en particulier l’art moderne, est racontée. Les règles de l’engagement évoluent, on accorde plus d’attention que jamais aux réalisations féminines et aux développements aux périphéries du monde artistique, loin des villes de Paris, Berlin, New York ou Londres. Le succès de l’exposition du Guggenheim confirme que l’histoire de l’art est en train de se débarrasser de son caractère linéaire, en se manifestant de plus en plus comme configuration de mondes parallèles et de trajectoires potentielles qui peuvent se chevaucher partiellement, si ce n’est complètement.
Au premier regard, peu de choses unissent Hilma af Klint avec les célèbres pionniers de l’art abstrait – Kandinsky, Mondrian ou Malevitch, qui dominent le discours académique sur les origines de la non-figuration. Des trois, elle est la plus proche de Kandinsky dans la mesure où ses compositions émanent de la compréhension profonde de l’art comme un instrument de renouveau spirituel, qui convertit l’énergie presque religieuse de ses recherches mystiques en éléments esthétiques. Ces éléments sont connectés par des couleurs brillantes, parfois abruptes qui communiquent à l’observateur le sentiment d’une énergie cinétique cachée, qui menace de faire éclater les images délicatement équilibrées ou de déclencher une explosion de couleurs. Le mystère règne dans ses peintures, qui reflètent la lutte pour connecter les multiples mondes cosmiques dans une série d’images matérielles.
Si on considère que son flux créatif n’est pas venu de sources purement esthétiques, cela justifie probablement que certains critiques comparent ses œuvres à des illustrations. Mais la trajectoire idiosyncratique devrait-elle détourner du résultat ? Indubitablement, les compositions non-figuratives d’af Klint nous y préparent bien des années avant celles de ses homologues masculins, et la forme par laquelle l’énergie cosmique est canalisée est comparable avec ce qu’on a tendance à associer avec les débuts de l’art abstrait. Elle semble avoir anticipé la pertinence croissante de son travail à travers le temps, d’où son insistance pour que celui-ci ne soit pas exposé durant les vingt premières années qui suivraient sa mort. Son œuvre semble se rapprocher de nous avec le temps qui passe, à mesure que le langage semble appartenir à une post modernité hybride, renfermant mystère et science, figuration et abstraction, art et décoration, maîtrise de canons artistiques et leur oubli volontaire.
L’apparition soudaine de af Klint sur le seuil du Panthéon de l’art abstrait a un effet similaire avec celui du placement d’une figure féminine nue à la manière classique dans le Déjeuner sur l’herbe de Manet – l’affaiblissement des conventions sur l’égalité des genres et la nature de la création artistique. Les œuvres féminines sont moins visibles non seulement à cause de différences institutionnalisées dans l’évaluation de la production artistique, mais aussi parce que des femmes talentueuses et créatives ont préféré à de nombreuses occasions dans le passé se retirer dans leur vie privée ou changer de voie professionnelle, plutôt qu’affronter l’épreuve de s’imposer dans des concours pour gagner la reconnaissance de leurs idées dans un domaine majoritairement masculin. Mais l’exposition du Guggenheim suggère que cet inconvénient a sa frange d’or : l’anonymat et le déficit d’attention publique pour la périphérie peut aider à libérer l’énergie créatrice et renforce l’audace nécessaire pour avancer brillamment, surpassant ainsi les réalisations de camarades préoccupés par leurs ventes ou par la réaction publique devant leur œuvre. Est-il possible que ce qui a été façonné dans l’ombre soit plus resplendissant une fois porté à la lumière du jour ? Habituellement, on considère la marginalité comme un handicap, mais elle peut aussi catalyser l’originalité.
Hilma af Klint incarne ce qu’on définit en termes sociologiques comme la « triple marginalité » - une femme artiste recluse, détachée d’elle-même, dans un pays à la périphérie de l’univers artistique. Lorsque les courants modernistes issus de France et d’Allemagne ont percé dans des contextes relativement conservateurs culturellement, comme la Suède et la Norvège au début du XXe siècle, ils ont affaibli les modèles traditionnels de comportement féminin, en redirigeant leur énergie vers des activités et des sources de sens alternatives, comme les mouvements mystiques et occultes, alors à la mode, et à la population majoritairement féminine auxquels af Klint participa. La stimulation simultanée de groupes sociaux désavantagés et de courants marginaux de pensée, et la violente réaction de l’establishment conservateur a créé les préconditions au conflit et à la montée de tensions entre les classes et les idéologies, qui sont rendus avec une grande élégance dramatique dans les pièces d’Ibsen ou Strindberg. La Russie au début du XXe siècle est un autre exemple de comment l’exposition à des paradigmes politiques et culturels venus du cœur de l’Europe peuvent conduire à la radicalisation.
De ce point de vue, l’histoire de Hilma af Klint n’apparaît pas comme épisodique ou exceptionnelle, mais est révélatrice socialement de la pertinence pour la créativité de cette combinaison particulière de contrainte et d’émancipation, de blocage et de libération. C’est aussi un testament pour l’acceptation croissante de l’innovation comme un processus intrinsèquement décentralisé, qui met en jeu un échange actif entre le cœur et la périphérie plutôt qu’un simple transfert d’idées du cœur à la périphérie. La périphérie ne fait pas seulement partie d’une mise en scène théâtrale – c’est un membre à part entière de la distribution avec son propre rôle. Parfois, le rôle se révèle même aussi important (si ce n’est plus) que celui d’un des acteurs principaux.
Un rapport plus décentralisé d’une avancée marquante – l’émergence de l’art abstrait, rend justice à un motif observable dans l’histoire de l’art selon lequel les idées proviennent du cœur – à Rome, Paris ou Berlin - et voyagent jusqu’à la périphérie par la mobilité d’artistes ou des emprunts stylistiques. Au cours de leur déplacement, elles subissent une transformation qui va au-delà de la simple diffusion, et qui aboutit à une escalade ou radicalisation, de telle manière que la périphérie devient source d’originalité. Un exemple classique est un autre artiste venu d’un pays nordique – Edvard Munch, qui a dramatisé le langage esthétique symbolique originaire de Paris et Berlin, en donnant naissance à ses images innovantes et mémorables d’anxiété et de souffrance psychologique. Il n’est pas surprenant que l’art abstrait ait suivi une route semblable ; il n’y avait pas d’artiste français ou allemand à la barre. Russes, tchèques, néerlandais et suédois, les pionniers ont acclamé depuis des pays à la périphérie le tourbillon moderniste, en intensifiant des idées qui étaient nées ailleurs. De ce point de vue, la question « qui est arrivé le premier » est secondaire par rapport à la reconnaissance des trajectoires diffuses, cycliques et hautement complexes de la créativité humaine qui rassemblent tant bien que mal des mondes multiples – spirituel, intellectuel et géographique.
Quand on tape « Klint » sur l’ordinateur, on risque de recevoir un message d’erreur, suggérant comme correction « Klimt ». Mais il n’y a pas d’erreur ; ce qui est nécessaire n’est pas une correction, mais un ajout au dictionnaire. L’exposition du Guggenheim confirme que l’ajout le vaut bien, et notre vocabulaire visuel promet en résultat de devenir plus coloré et plus vif, littéralement et métaphoriquement.