Avec ESSEC Knowledge Editor-in-chief
Qu’est-ce qui rend une personne moins susceptible d’adopter un comportement corrompu ? Alors que certains individus adoptent rapidement des pratiques corrompues lorsqu’ils se trouvent dans un environnement corrompu, Stefan Linder (ESSEC Business School), Matthias Sohn (Université européenne Viadrina) et Carmen Tanner (Université de Zurich, Université Zeppelin Friedrichshafen) ont cherché à savoir qui a la force et la volonté de résister à la corruption, c’est-à-dire de s’abstenir d’offrir ou d’accepter un pot-de-vin.
Il ne faut pas chercher loin pour trouver des exemples de corruption : c’est un problème omniprésent qui a un impact négatif sur la société. Qui perpétue cette corruption ? La corruption n’étant pas un comportement très acceptable, les personnes ne sont pas toujours francs lorsqu’on les interroge sur leur propre comportement. Pour contourner ce problème, l’équipe de recherche a utilisé un jeu expérimental, examinant le lien entre le comportement de corruption dans le jeu et l’engagement moral des participants.
Pourquoi l’engagement moral ? Le professeur Linder explique : « Notre hypothèse était que les individus seraient moins susceptibles d’agir de manière corrompue s’ils étaient plus attachés à leurs valeurs morales », ce qui signifie qu’ils agiraient d’une manière conforme à leurs normes morales, ce qui leur donnerait la force de résister à la corruption. Cela se composait de deux éléments : des valeurs protégées et un trait de personnalité appelé Honnêteté-Humilité.
Les valeurs protégées sont celles qui font partie de l’ensemble des valeurs d’une personne et auxquelles elle est profondément attachée. Comme le dit la professeure Tanner, ces valeurs « ne sont pas à vendre : elles sont fortement liées à l’éthique et à l’identité morale d’une personne ». On a même constaté que les valeurs protégées résistent à des facteurs situationnels tels que les avantages financiers. La valeur morale particulière menacée ici est l’intégrité d’une personne ou, en d’autres termes, l’image d’incorruptibilité qu’elle se fait d’elle-même. Plus une personne pense que son intégrité n’est pas négociable, moins elle est susceptible de se livrer à la corruption.
La deuxième composante de l’engagement moral est l’honnêteté-humilité. Il s’agit de l’une des six composantes du modèle de personnalité HEXACO, les autres étant l’émotivité, l’extraversion, l’agréabilité, la conscienciosité et l’ouverture à l’expérience. Toutes ces dimensions existent sur un spectre, les niveaux élevés d’honnêteté-humilité signifiant qu’une personne a tendance à être plus sincère, plus juste, plus modeste, et à éviter la cupidité et l’exploitation des autres. En suivant la logique des valeurs protégées, les personnes ayant un niveau élevé d’honnêteté-humilité devraient également être moins susceptibles d’offrir ou d’accepter des pots-de-vin.
Une étude de la corruption
Les chercheurs ont utilisé une expérience en deux parties pour étudier les comportements de corruption. Ils ont d’abord recueilli des informations sur les valeurs personnelles et les traits de personnalité des participants. Les 225 participants provenaient d’une Grande école de commerce française et représentaient des milieux culturels variés. Ensuite, ils ont pris part à un jeu de corruption dans lequel le rôle du corrupteur, du corrompu (un fonctionnaire) ou d’un membre de la société touché par la corruption leur a été attribué au hasard. Le corrupteur « pouvait décider de proposer un pot-de-vin à l’agent public, qui pouvait l’accepter ou le refuser à sa guise ». Les joueurs « membres de la société » ne pouvaient qu’observer, pour montrer que des personnes réelles étaient touchées par le comportement du corrupteur et du corrompu.
Un pot-de-vin accepté était financièrement avantageux pour les parties concernées, et désavantageux pour le participant “autre membre de la société” — même en dehors du jeu, car il avait un impact sur la rémunération qu’il recevait. Comme l’explique le professeur Sohn, cela a permis à l’équipe de chercheurs d’examiner à la fois qui offrait et qui acceptait les pots-de-vin, ce qui ajoute un nouvel angle aux recherches existantes.
Comme prévu, la personnalité a joué un rôle : les personnes ayant un plus grand engagement moral étaient moins susceptibles de proposer un pot-de-vin. Les chercheurs ont décomposé les valeurs protégées en deux composantes : les réactions aux valeurs protégées transgressées - ce que les personnes ressentent lorsqu’ils violent leurs principes éthiques - et les compromis avec les valeurs protégées, c’est-à-dire dans quelle mesure elles considèrent l’intégrité comme une chose qu'elles ne sacrifieront pas. Lorsque les personnes avaient des réactions plus fortes à l’égard des valeurs protégées compromises, elles étaient moins susceptibles de se livrer à la corruption, tandis que la composante “compromis” n’avait pas de relation forte avec la corruption. Ces deux éléments sont fortement liés à l’honnêteté et à l’humilité, qui sont elles-mêmes liées à des niveaux plus faibles de corruption. Des niveaux élevés de valeurs protégées et d’honnêteté-humilité sont également liés à des niveaux plus faibles de compétitivité et d’avidité, ce qui est logique étant donné que ces personnes sont moins sensibles aux incitations financières de la corruption.
Lorsqu’il s’agit d’accepter un pot-de-vin, les résultats sont un peu plus complexes. Les dimensions des valeurs protégées présentent une relation similaire avec l’acceptation d’un pot-de-vin, mais l’honnêteté-humilité ne joue pas un rôle important dans le refus des pots-de-vin.
Cela nous indique que l’honnêteté-humilité joue surtout un rôle dans la tendance à offrir un pot-de-vin, tandis que les réactions à une intégrité compromise jouent un rôle plus important dans la décision d’accepter ou non un pot-de-vin. Le Dr Tanner pense que cela pourrait s’expliquer par le fait que “l’acceptation d’un pot-de-vin peut avoir un impact négatif plus important sur l’identité d’une personne : en acceptant le pot-de-vin, vous violez votre image d’intégrité et d’incorruptibilité”. En ce qui concerne l’honnêteté et l’humilité, cela correspond également à des recherches antérieures montrant que les personnes qui ont un niveau élevé de ces qualités sont moins susceptibles de tricher et d’adopter un comportement contraire à l’éthique pour leur propre bénéfice.
Que pouvons-nous faire de ces informations ?
- Il peut être difficile de changer la culture d’une organisation. Il peut donc être plus efficace de s’attaquer aux différences individuelles des personnes.
- Par exemple, des initiatives visant à renforcer les valeurs morales ou le recrutement et la promotion des employés en fonction de leurs qualités morales.
- Les entreprises pourraient mettre davantage l’accent sur les valeurs morales dès le début de leur processus de recrutement et pourraient également mettre en œuvre des “nudges” comportementaux pour inciter les gens à agir de manière plus éthique.
La corruption étant un problème aussi répandu et destructeur, il est essentiel de s’y attaquer sur tous les fronts. Ces résultats soulignent la valeur de l’étude des facteurs personnels dans la prédiction du comportement corrompu, et mettent en évidence l’engagement moral comme un facteur particulièrement pertinent.
Référence
Tanner, C., Linder, S., & Sohn, M. (2022). Does moral commitment predict resistance to corruption? Experimental evidence from a bribery game. PloS one, 17(1), e0262201.