Un individu masqué, un mécanisme habile et un vendeur stupéfait - la récente autodestruction de l’oeuvre de Banksy reprend bien tous les éléments d’un braquage de banque. A cette différence près que ce braquage semble n’avoir fait aucun malheureux. L’énigmatique Banksy a confirmé sa réputation d’enfant terrible du monde artistique contemporain, en parvenant à rester à l’abri des critiques tout en attestant de sa présence physique par l’incarnation de la déchiqueteuse. Quelque peu surprise par la tournure autodestructrice des événements, la maison de ventes aux enchères a eu besoin de moins d’une journée pour virer de bord et crier sur tous les toits la naissance de cette nouvelle oeuvre, parvenant pleinement à convaincre l’acheteur alors un peu hésitant de signer la vente. A ce jeu, tout le monde est gagnant. Le grapheur entre au Panthéon des Arts à l’aide d’un simple artifice, détruisant et créant simultanément de la valeur; la maison de ventes aux enchères bénéficie d’une publicité inespérée, bien qu’elle fasse l’objet de critiques pour avoir négligé l’inspection de l’oeuvre en question, et étant accusée par d’autres d’en être complice; l’acheteur quant à lui acquiert une oeuvre qui entre dans l’Histoire, devenant ainsi lui-même quelque peu complice malgré lui.
Si ce jeu heureux semble un peu trop beau pour être vrai, il l’est en fait probablement. Que dire d’un scénario qui met en scène les principaux éléments du film d’action, mais qui échoue de façon spectaculaire à répondre aux critères essentiels du genre: quid du voleur, de la réputation endommagée, de la quête de justice et du malfrat en fuite ? Dans ce film, personne ne fuit et personne n’a jugé utile d’appeler la police ; il n’y a ni crime ni accusation. Mais c’est justement cette absence de dénonciation et la volonté de couvrir rapidement le scandale qui font que le film est assez plat. Pour qu’il y ait de vrais rebondissements, il doit y avoir quelques enjeux : l’argent, la réputation, ou encore la crédibilité. Si l’acheteur en ressort heureux, que la maison de ventes devient malgré elle co-créatrice d’une oeuvre historique et que l’artiste parvient à s’imposer davantage comme une référence mondiale, nous ne sommes pas en présence d’un classique, mais tout au mieux d’un film de série B, fade, vide des enjeux dramatiques, tragiques et de tout scandale, constitutifs d’une oeuvre majeure. Les scandales jouent un rôle non négligeable dans le processus de consécration en soulignant les contradictions et les éléments de contestation, mettant en valeur les tensions latentes et les éventuels développements futurs.
L’Urinoir de Marcel Duchamp ou Les demoiselles d'Avignon de Picasso sont inscrites dans la mémoire collective à cause du tumulte qui les a accompagnés, mais leur force réside surtout dans la façon par laquelle elless ont remis en cause les normes de l’art et ont fait évoluer le point de vue. Ici, ce n’est pas entièrement le cas. On assiste surtout à un trop plein de l’existant : toujours plus de croissance pour le marché de l’art dont les prix atteignent déjà les plafonds, toujours plus de croyance que l’art doit être simplement une performance, et toujours plus de conceptualisation d’un métier autrefois fondé sur l’artisanat et la poursuite du savoir-faire et de l’excellence. Ce braquage de Bank(sy) ne critique pas tant la commercialisation de l’art. Au contraire, il continue plutôt de nourrir la bête en favorisant la maison de ventes aux enchères, en entretenant la furie des médias internationaux et en consacrant l’art comme performance, où l’idée à l’origine de l’oeuvre attire beaucoup moins les foules que l’émotion suscitée par son exécution.
Ce hold-up entrera inévitablement dans l’Histoire de l’Art. Mais la trace qu’il laissera sera peut-être moins dans le message artistique qu’il convoie que dans ses répercussions sur le marché de l’art, pourtant en croissance permanente ces dix dernières années. Ce marché est par ailleurs de moins en moins conforme aux équilibres de l’offre et de la demande, et aux principes durablement établis de destruction et de création permanente de la valeur. On reste parfaitement ébahi face à la facilité par laquelle les frontières sont outrepassées, et les principes d’évaluation déstabilisés lorsqu’on passe d’une oeuvre dite physique à une oeuvre conceptuelle. Le marché de l’art acquiert les attributs magiques d’une créature hybride directement issue de la mythologie grecque, ce dont témoigne la métamorphose des oeuvres et la transformation permanente de la valeur. Dans ce monde, il n’existe pas de limites claires entre le physique et le conceptuel, ou entre l’acte de création et l’acte de destruction, l’un pouvant s’incarner dans l’autre.
C’est un monde digne de celui d’Alice au pays des merveilles que de celui décrit par les livres d’économie, où les marchés sont guidés par les prix, les quantité ou les catégories, où la qualité de l’exécution est déterminante du prix, où les catégories sont déterminées et ne peuvent être confondues, où la valeur est aussi bien créée que détruite, et où l’acheteur affiche des préférences en fonction de la nature du produit. Ce royaume est beaucoup moins enchanteur que le monde merveilleux d’Alice, où une peinture détruite en pleine vente peut constituer l'avènement d’une nouvelle oeuvre, où la valeur est en permanence réévaluée, où les catégories se superposent en toute impunité, et où personne ne comprend, et encore moins l’acheteur, où est-ce que le processus de production débute et où il se termine.
Il n’existe pas de définition unique pour expliquer ce qu’est un marché sain. Il peut s’agir du marché qui pendant des années croît en permanence, en attirant de nouveaux acheteurs disposant de plus en plus de pouvoir d’achat, à une époque où les inégalités croissent. Mais un marché sain est avant tout un marché qui permet aux produits de moins bonne qualité d’être reconnus comme tels, pour que leur valeur diminue et que les transactions n’aient pas lieu lorsqu’ils sont endommagés, y compris si l’acte est volontaire. La destruction est un ingrédient essentiel de la reconstruction, et elle est responsable de très nombreuses disparitions de dessins et de peintures au sein des ateliers des artistes du monde entier, et ce depuis des siècles. On ne peut que se demander si un marché dans lequel une oeuvre n’est pas autorisée à être détruite dans une déchiqueteuse a simplement un avenir.