Les États-Unis restent l’État le plus puissant au monde si l’on tient compte de toutes les définitions du pouvoir (économie, armée, engagement à l’étranger, soft power...). De nombreux pays peuvent se comparer aux États-Unis sur un ou plusieurs segments, mais pas sur tous. Il est donc d’un intérêt crucial pour tous de savoir comment se sont déroulées les élections américaines et qui sera le prochain président. Les États-Unis se présentent comme le symbole de la démocratie et le défenseur des droits de l’homme dans le monde entier. Selon de nombreux pays alliés, cette image a été sérieusement ternie par les quatre années de présidence de Donald Trump et par les semaines de contestation des résultats des élections. Après quatre années d’hyperprésidence centrée sur un Trump tout puissant, Joe Biden a promis un retour à la normale, à la décence et à une façon traditionnelle de faire de la politique en Amérique. Cela ne sera pas facile, car l’investiture de Biden aura lieu en janvier 2021. Donald Trump a largement le temps de profiter de ses 73 millions d’électeurs pour faire douter de l’honnêteté de l’élection. Si des millions d’Américains continuent à crier : « Élection volée ! » ou « Pas mon président ! » pendant les quatre années à venir, Biden aura du mal à restaurer l’image de la démocratie américaine à l’intérieur et à l’extérieur du pays.
Tous les yeux sont tournés vers la politique étrangère et les spéculations abondent. Ce que les pays étrangers attendent de voir, c’est l’engagement de l’Amérique dans la mondialisation économique et les actions diplomatiques et militaires. En ce qui concerne la mondialisation, il est entendu que Biden ramènera l’Amérique sur la voie multilatérale que Trump a juré de détruire. Les organisations multilatérales comme l’Organisation mondiale du commerce, l’Organisation mondiale de la santé ou l’OTAN, les accords et traités comme l’Accord de Paris sur le climat ou le Conseil des droits de l’homme des Nations unies peuvent s’attendre à ce que les États-Unis assument pleinement leur rôle (paiement, engagement, respect) et abandonnent le désengagement initié par Donald Trump. Le retour des États-Unis au multilatéralisme est de la plus haute importance pour les petits pays qui n’ont pas la puissance de feu des États-Unis pour faire entendre leur voix et compter. Comme la nature a horreur du vide, la place des États-Unis dans le concert international des nations a été comblée par d’autres pays comme la Russie, la Turquie et l’Iran au Moyen-Orient ou la Chine en Asie-Pacifique.
La région la plus importante du point de vue économique est l’Asie. Les pays de l’ASEAN viennent de signer un accord de libre-échange historique avec la Chine, le Japon, la Corée du Sud, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Le partenariat économique régional global (RCEP) a créé la plus grande zone de libre-échange au monde, avec plus de 2 milliards de personnes et 30 % du PIB mondial. Et les États-Unis n’en font pas partie. Depuis que Donald Trump s’est retiré du Partenariat Trans-Pacifique (PTP) rival favorisé par Barack Obama, d’autres pays (la Chine surtout) ont décidé de finaliser le RCEP. Ces dernières années, la Chine est devenue le plus important partenaire commercial de tous les pays asiatiques, et cela ne va pas s’estomper. Le recentrage de la Chine sur l’Asie-Pacifique s’est produit en raison de la pandémie COVID-19, qui l’a poussé à réorienter sa stratégie et ses investissements vers l’intérieur du pays et les pays voisins. Même si les États-Unis veulent défier la Chine en Asie-Pacifique sur le plan économique, cela ne sera pas facile puisque celle-ci y a déjà érigé un certain nombre de barrières à l’entrée. De l’autre côté, les entreprises américaines n’ont pas massivement désinvesti de la Chine et de la région comme Trump le souhaitait. Les États-Unis disposent encore de suffisamment de capitaux dans la région pour faire face à la concurrence chinoise. La porte est encore ouverte si les États-Unis veulent vraiment rétablir leur position.
L’Asie est également importante du point de vue diplomatique et militaire. Tous les pays examineront minutieusement les nominations du secrétaire d’État, des diplomates de haut niveau, et des postes au Pentagone et dans la communauté du renseignement afin de déchiffrer et de prévoir une politique américaine qui sera certainement différente de la précédente. Revenir à la doctrine et aux préférences d’Obama est une tentation naturelle, si l’on considère que Joe Biden a effectué deux mandats en tant que vice-président de celui-ci. Cependant, la situation a changé au cours des quatre dernières années et l’héritage de Trump est là. Trump n’a pas déclenché de nouvelle guerre, son pas de deux avec Kim Jong-un a désamorcé certaines tensions, et l’établissement de relations diplomatiques entre Israël et certains États du Golfe sont des réalisations que la nouvelle administration hésitera à détruire. La détermination de Biden en matière de droits de l’homme et de défense des alliés traditionnels comme le Japon et la Corée du Sud sera mise à l’épreuve dans une série de défis de l’Asie-Pacifique qui découlent de l’affirmation de la Chine en tant que puissance régionale et globale. La Chine est beaucoup plus forte qu’il y a quatre ans, et elle a géré avec succès la crise COVID-19, une crise qui reste la principale préoccupation des États-Unis. Toute implication américaine à Hong-Kong, Taiwan, Xinjiang ou dans la mer de Chine méridionale sera accueillie avec une forte opposition du côté chinois.
Biden devra jouer sur deux fronts en même temps. Il doit rassurer la Chine que les États-Unis ne veulent pas entrer dans une nouvelle guerre froide ou chaude avec elle, qu’il veut la traiter comme un partenaire et non comme une rivale et, en même temps, Biden doit donner l’assurance à ses alliés traditionnels qu’il ne les abandonnera pas et que les États-Unis sont toujours un défenseur des droits de l’homme et de la démocratie, un rôle que Donald Trump a négligé ces quatre dernières années. Les pays asiatiques sont conscients de l’importance des deux géants : ils savent que, quelle que soit la relation qui les unit, elle aura un impact sur eux. Comme le disait l’ancien Premier ministre de Singapour, Lee Kuan Yew, en paraphrasant un proverbe africain : « Quand deux éléphants se battent, l’herbe souffre. Lorsqu’ils font l’amour, l’herbe souffre aussi ». L’intérêt de tous, Chine et États-Unis compris, passe par un équilibre des pouvoirs où les autres pays ne sont pas contraints de choisir entre les deux géants. C’est plus facile à dire qu’à faire, car les faucons des deux côtés sont impatients de déployer leurs ailes. Les deux complexes militaro-industriels suivent de près les premiers mouvements de la présidence de M. Biden et ne manqueront pas l’occasion de s’inviter à la table des négociations.