Le changement d’échelle des entreprises à impact

Le changement d’échelle des entreprises à impact

Avec Jérôme Schatzman

Comment passer de belles histoires locales à un changement systémique et global ?

Nous avons conduit une étude sur les facteurs clés du changement d’échelle d’une entreprise sociale reposant sur une revue de littérature, une analyse d’une douzaine de cas et des entretiens avec les dirigeants fondateurs de neuf entreprises sociales [1] ayant participé à un des programmes d’accompagnement de notre accélérateur d’entreprises Antropia Essec. Cette étude vise à illustrer l’apport mutuel entre la dimension théorique et la dimension pratique et opérationnelle de cette problématique, afin de tendre vers une approche la plus holistique possible. Notre objectif est de proposer un cadre permettant d’intégrer et de mettre en relation les principaux éléments empiriques, en miroir des éléments théoriques, pour donner une grille de lecture pouvant être appliquée directement sur le terrain.

Avant de chercher à essayer de comprendre ce qu’est le « changement d’échelle des entreprises sociales », attelons-nous d’abord à définir ce qu’est une « entreprise sociale » plus précisément.

L’intérêt pour l’entrepreneuriat social est croissant parmi les acteurs politiques et économiques et dans la littérature académique.

L’entrepreneur social « peut être considéré comme celui ou celle qui prend des risques, associe des ressources de manière cohérente et efficiente, innove en créant de nouveaux services, produits ou procédés à long terme par la définition d’objectifs et matérialise des bénéfices au-delà de l’allocation courante des ressources » (A). En plus, « l’entrepreneur social semble déployer les mêmes compétences, à l’exception de la faculté de distribuer des bénéfices monétaires » (A). Le début de sa démarche est le même que celle de l’entrepreneur « classique » : son initiative émerge de la constatation d’un besoin collectif, mais celle-ci diffère dans la mesure où la démarche est conduite au bénéfice de l’intérêt général et non pas uniquement dans l’intérêt propre de l’entrepreneur et/ou celui de son entreprise. L’entreprise classique saisit une opportunité tandis que l’entreprise sociale cherche à répondre à un besoin non satisfait. 

L’entrepreneur social est amené à chercher à générer toujours plus d’impact par son entreprise. Néanmoins, l’approche sémantique donne déjà quelques pistes de réflexion sur la différence qui existe entre une entreprise « classique » et une entreprise sociale. Alors que l’on emploierait davantage les termes d’« expansion » ou de « croissance » dans une entreprise uniquement à but lucratif, les auteurs privilégient le terme de « changement d’échelle » du côté de l’entreprise sociale, l’objectif étant de déployer de nouvelles stratégies afin d’augmenter sa contribution au changement social et d’amplifier les retombées positives sur la société, alors que les entreprises « classiques » ont pour but premier de privilégier et d’amplifier leurs bénéfices. La devise « small is beautiful »[2] — qui prônait la dimension fortement locale et à taille humaine — cohabite dorénavant avec le « big is necessary » [3].

La définition d’« entreprise sociale » ne fait pas encore consensus parmi les auteurs. Néanmoins, une tentative de compréhension commune a été amorcée par la Commission européenne. Leur définition repose sur trois piliers fondamentaux :

  1. Entrepreneurial : production de biens et de services de manière entrepreneuriale et innovante

  2. Social : le but étant l’impact social plutôt que de générer des bénéfices pour les propriétaires et les actionnaires

  3. Gouvernance : responsabilité, transparence et participation des parties prenantes

L’impact social correspond à « l’ensemble des conséquences (évolutions, inflexions, changements, ruptures) des activités d’une organisation tant sur ses parties prenantes externes (bénéficiaires, usagers, clients), directes ou indirectes et internes (salariés, bénévoles) que sur la société en général issues de la capacité de l’organisation (ou d’un groupe d’organisations) à anticiper des besoins pas ou mal satisfaits et à y répondre, via ses missions de prévention, réparation ou compensation. Il se traduit en termes de bien-être individuel, de comportements, de capabilités, de pratiques sectorielles, d’innovations sociales ou de décisions publiques »[4].

Le degré de maturité des entreprises sociales et leur intégration totale dans l’économie sont très variables d’un pays à un autre. La France fait partie des pays européens les plus avancés dans l’établissement d’un écosystème favorable aux entreprises sociales. La loi du 31 juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire vise à favoriser un changement d’échelle de l’ensemble du secteur par la définition d’un cadre réglementaire permettant une restructuration du secteur et la mise en place de financements spécifiques.

Les travaux récents de Julie Battilana ont classifié les entrepreneurs sociaux dans trois catégories :

– les « agitateurs » qui interpellent, alertent et mobilisent les parties prenantes pour susciter une prise de conscience

– les « innovateurs » qui proposent des solutions et qui montrent qu’il est possible de répondre au besoin si on s’en donne les moyens

– les « orchestrateurs », qui vont à partir d’une solution qui a marché localement se déployer pour apporter une réponse systémique à un besoin.

C’est cette troisième catégorie d’entrepreneurs que nous avons étudiée dans notre recherche, menée avec le soutien de BNP Paribas [5]. 

Le changement d’échelle des entreprises sociales constitue un enjeu clé pour la transformation juste et durable de la société, dont la crise actuelle illustre l’urgence.

 La crise n’est pas seulement sanitaire :  elle est aussi sociale, climatique, énergétique et environnementale. Elle est le fruit d’une période au cours de laquelle une priorité a été donnée par les acteurs économiques à la performance financière au détriment de toutes les autres dimensions de la création de valeur. Les entrepreneurs à impact se sont donc saisis ces vingt dernières années, de multiples causes et besoins, auxquels ni les politiques publiques ni le marché ne répondaient complètement, tant au plan quantitatif que qualitatif, pour proposer des solutions fondées sur des modèles économiques hybrides et des démarches d’évaluation de leur impact social.

Il est important de préciser que ce mouvement s’inscrit dans le prolongement et l’enrichissement de l’action des acteurs de l’Économie sociale et solidaire dans le secteur associatif, notamment pour le domaine social et médico-social, coopératif et mutualiste.

Certaines solutions sont trouvées à une échelle locale à l’attention d’un groupe limité de bénéficiaires. C’est un beau résultat qui doit être salué : mais ce n’est pas suffisant. Ces entrepreneurs n’ont pas les moyens nécessaires pour généraliser la solution, alors même que le problème traité existe ailleurs.

Dans la littérature émergente sur le changement d’échelle des entreprises sociales, les concepts discutés portent sur la théorisation des relations complexes entre les éléments fondamentaux qui renforcent ou limitent le potentiel de changement d’échelle.

Dans les travaux antérieurs de la Chaire Entrepreneuriat et Innovation à Impact de l’ESSEC, notamment sous la conduite de Anne-Claire Pache et Kevin André, nous avions identifié quatre types de changement d’échelle pour les entreprises sociales :

– « scale up » (étendre géographiquement ou élargir sur un même territoire son activité par croissance endogène ou absorption)

– « scale out » (diversifier ses activités)

– « scale deep » (approfondir et enrichir son activité au service de ses bénéficiaires)

– « scale across » (confier à d’autres organisations les moyens de développer l’activité au service d’un nombre accru de bénéficiaires). 

Le changement d’échelle représente très généralement « l’expansion, l’adaptation et la pérennisation de politiques, de programmes ou de projets couronnés de succès…pour atteindre un plus grand nombre de personnes » (B). Pour simplifier cette définition, nous avons considéré pour la conduite de l’étude qu’il s’agit de la stratégie mise en place par une entreprise sociale pour accroître et optimiser (maximiser sous contrainte) son impact social.

Le changement d’échelle s’inscrit dans l’avant-dernière étape du cycle de vie d’une entreprise sociale, définie par la spirale de l’innovation sociale (C).

  1. Besoins : identification des défis et possibilités

  2. Propositions : génération d’idées pour répondre aux besoins

  3. Prototypages et essais : développement et premiers essais des idées générées

  4. Soutien : analyses et leçons des premiers essais, développement plus approfondi des idées et prenant en compte la durabilité économique et sociale du projet

  5. Changement d’échelle : développement ou élargissement de l’activité

  6. Changement systémique : l'innovation sociale devient largement acceptée et fait partie intégrante de la vie ; cependant toutes les innovations sociales ne sont pas vouées à avoir un changement systémique et n’auront pas toutes un changement d’échelle

Le changement d’échelle est considéré comme le moyen le plus efficace de maximiser l’impact social d’une entreprise sociale, sur la base de son modèle opérationnel, afin de satisfaire la demande de produits et/ou services concernés. Ce terme met l’accent sur l’augmentation de l’impact social, plutôt que sur la croissance relative de l’entreprise sociale elle-même. Il est donc possible de changer l’échelle de l’innovation sociale d’une entreprise à l’aide de mécanismes et de stratégies qui reposent sur des principes autres que ceux auxquels a recours une entreprise conventionnelle (D).

Les principaux enjeux d’un changement d’échelle et les 5 facteurs clés de succès :

Voyons donc quelles sont les principales motivations amenant l’entrepreneur à vouloir augmenter l’utilité sociale de ses activités.

Quelle que soit la définition qu’on lui accorde, le changement d’échelle d’une entreprise sociale vise à maximiser l’impact social d’une entreprise. Cet objectif doit rester l’ultime finalité de cette démarche.

L’idée du changement d’échelle est devenue une sorte de panacée pour le domaine de l’innovation sociale ces dernières années, et est souvent décrite comme le succès ultime dans ce secteur. Toutefois, on pourrait craindre qu’un passage à l’échelle mal maîtrisé ne se fasse au détriment de la mission sociale de l’entreprise et que la dimension économique ne prenne le pas sur la dimension sociale, que la gouvernance soit moins participative ou bien encore que le service apporté soit de qualité moindre du fait des effets de taille. C’est pourquoi nous avons souhaité définir quelques facteurs clés de succès et identifié les principaux écueils à son succès.   

Nous avons approfondi dans notre étude les enjeux d’expansion (diversification et fusion absorption), de duplication (essaimage souple et essaimage en franchise), de coopération et de fertilisation. L’objectif est d’assurer la pérennité de l’activité et/ou de saisir une opportunité, mais surtout de maximiser l’impact social de l’entreprise.

L’activité des entreprises et leurs démarches de changement d’échelle sont analysées autour de quatre grands enjeux :  les ressources humaines et l’organisation interne, les financements, les besoins en accompagnement et la gouvernance avec notamment la mise en place de partenariats.

Nous avons identifié points d’attention et de vigilance qu’il faut considérer avant toute démarche de changement d’échelle :

– la cohérence de la démarche avec le triptyque Vision /Mission /Objectifs

– la réussite avérée du concept (la preuve de concept puis la preuve de marché) qui fonde le changement d’échelle 

– la capacité à mesurer son impact social et donc l’accroissement d’impact attendu et obtenu

Sur cette base, nous avons identifié cinq facteurs clés de succès pour l’entrepreneur :

– écouter et prendre soin de son équipe et aussi de soi-même

– choisir les bons investisseurs pour bâtir une relation de confiance

– bien s’entourer et constituer un réseau solide et efficace

– établir des partenariats équilibrés et stimulants au sein de son écosystème

– faire de la mesure de l’impact social un outil de pilotage et de l’activité et de la performance

Nous espérons que ce travail contribuera à guider les entrepreneurs dans la maximisation de leur impact, et à convaincre les investisseurs qu’il est possible et intéressant d’encourager et de financer les entreprises à impact, fer de lance d’une transformation juste et durable de notre société.

Nous tenons tout d’abord à remercier les entrepreneurs qui ont accepté de nous accorder un peu de leur précieux temps et de partager en toute transparence leur vécu et leurs conseils. Nous remercions également Léa Schuller Allal pour son travail d'enquête. Sans leur aide, ce travail de recherche n’aurait jamais pu voir le jour. Nous tenons à remercier les équipes de BNP Paribas Banque de détail (Raphaele Leroy et Mélanie Lahaix) et de la direction RSE de BNP Paribas (Antoine Sire et Maha Keramane), qui ont rendu cette étude possible, ainsi que les 9 formidables entrepreneurs à impact qui ont partagé avec nous leurs expériences et leurs analyses. Nous remercions enfin l’équipe d’Antropia ESSEC pour ses avis et éclairages toujours pertinents et plus particulièrement Aline Pehau, directrice des opérations, Emmanuelle Bomble, Alice Bourassin et Matthieu Courtois, les responsables de programme.

[1] Ces neuf dirigeants d’entreprise sont Frédéric Bardeau pour Simplon.Co, Ariane Delmas pour Les marmites volantes, David Lorrain pour Recyclivres, Matthieu Grosset pour le groupe Coopératif Demain, Domitille Flichy pour Farinez’vous, Guillaume Desnoes pour Alenvi, Thibault Bastin pour Alphonse, Marina Gning pour ApiNapi et Olivier Gambari pour iNex Circular

[2] Social Enterprise Initiative, Harvard Business School, 1993

[3] Fazle Hasan Abed, Fondateur du Bangladesh Rural Advancement Committee (BRAC)

[4] Définition du groupe de travail sur la mesure de l’impact social du Conseil Supérieur de l’Économie sociale et solidaire en 2011 présidé par Th. Sibieude, préparatoire à la loi du 31 juillet 2014 sur l’Économie sociale et solidaire 

[5] BNP Paribas, la MACIF, Malakoff Humanis, MAIF, AESIO, la Fondation Deloitte et le Conseil Départemental du Val-d’Oise sont les mécènes de la chaire Entrepreneuriat et innovation à Impact de l’Essec

 Références

A. OCDE (1998), Stimuler l’esprit d’entreprise, p. 129.

B. A. Hartmann and J. Linn. 2008a. Scaling Up: A Framework and Lessons for Development Effectiveness from Literature and Practice. Wolfensohn Center Working Paper No. 5. Brookings. et A. Hartmann and J. Linn. 2008b. “Scaling Up Through Aid: The Real Challenge.” Global Views, No. 7, Brookings.

C. Mulgan, G., Murray, R. et CaulierGrice, J. (2010). The Open Book of Social Innovation, Social Innovation Series: Ways to Design, Develop and Grow Social Innovation, Young Foundation et Nesta.

D. Weber, C., Kröger, A. et Demirtas, C. (2015). Scaling Social Impact in Europe: Quantitative Analysis of National and Transnational Scaling Strategies of 358 Social Enterprises, Berthelsmann Stiftung, Gütersloh, Allemagne.

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