Comment les individus prennent-ils des décisions quand l’issue en est incertaine ? Pendant des années, les économistes et les universitaires ont employé l’idée d’espérance mathématique, à savoir un calcul rationnel ou mathématique de la probabilité et de la valeur des différentes issues. Cette notion a par la suite été affinée en celle d’utilité espérée, qui prend mieux en compte les circonstances dans lesquelles se trouve le preneur de décisions.
Durant ces dernières décennies, la théorie de la décision a été encore améliorée grâce à de nouvelles notions telles que la théorie des perspectives, développée par Daniel Kahneman et Amos Tversky. La théorie des perspectives énonce que les individus confrontés à des différentes solutions risquées, plutôt que de prendre en compte l’issue finale, prennent une décision basée sur leur perception de la valeur des gains et des pertes potentiels. Néanmoins, la manière dont ils perçoivent ces valeurs n’est pas toujours rationnelle.
L’exemple canonique est le choix entre recevoir, de manière certaine, 1 000 euros et la possibilité de gagner 2 500 euros en tirant à pile ou face. De nombreux individus choisissent les 1 000 euros qu’ils sont sûrs d’avoir, même si l’utilité attendue du pari est plus élevé (2 500 multiplié par une probabilité de 0,5 = 1 250).
Si l’on modifie la valeur des possibilités alternatives dans ce scénario, on parvient au point où les deux options sont perçues comme égales et le preneur de décisions est indifférent. Par exemple on peut penser que 300 euros sûrs est quasiment équivalent à la possibilité de gagner 1 000 euros pile ou face.
Voilà du moins pour les décisions prises dans le présent et qui aboutissent immédiatement. Mais que se passe-t-il si la loterie n’a pas lieu et si le prix n’a pas été remis au bout d’un an ? Est-ce que cela influe sur la manière dont les individus prennent une décision ?
Certains chercheurs que plus de personnes choisissent le pari quand l’issue à risques aura lieu dans le futur. Les implications dans la vie quotidienne sont importantes. Par exemple, une des raisons pour lesquelles les individus sont réticents à réduire leur consommation de carburants fossiles est qu’ils sont contents de parier sur le risque d’une catastrophe environnementale qui n’aura lieu que dans le futur.
Nous avons voulu observer ce phénomène plus en détail, afin de découvrir l’impact des différents cadres temporels sur le choix des individus comportant un risque. Pour ce faire, nous avons retenu 52 étudiants de licence d’économie de l’Université Bogazici (située à Istanbul, en Turquie) et leur avons demandé de répondre à des questions sur ordinateur.
L’enquête demandait aux sujets de choisir entre un gain sûr et un gain plus grand mais seulement probable. La probabilité n’était pas toujours égale, variant parfois à 5 pour 1 ou 6 pour 1. Nous avons représenté cette loterie sous forme plusieurs chèques placés dans des urnes de tombola : l’une contenait la valeur du prix, tandis que les autres ne contenaient aucune valeur. Nous avons évalué l’équivalence de certitude de chaque sujet en lui demandant quelle possibilité de loterie il préférait par rapport à l’argent liquide qu’ils sont sûrs d’avoir ; une possibilité avait une utilité attendue élevée, et l’autre une utilité attendue moindre. Au bout d’un moment, nous sommes finalement parvenus à un point où il était indifférent aux sujets de prendre le liquide sûr ou de jouer à la loterie, ce qui indique que l’équivalence de certitude était atteinte.
Nous avons rajouté la dimension temporelle en demandant aux sujets de dire leur préférence pour trois moments spécifiques où le tirage au sort aurait lieu et le prix serait remis : immédiatement, six mois plus tard et douze mois plus tard. Nous leur avons également demandé de répondre si le tirage au sort aurait eu lieu à un moment indéterminé au cours des douze mois suivants.
Nous avons dit aux sujets qu’il n’y a avait pas de bonne ou de mauvaise réponse, mais que ce qui nous intéressait c’était de connaître leurs véritables préférences. Cette approche simple nous a permis d’observer l’attitude des individus envers le risque, basée sur des probabilités et des attitudes différentes.
Nous avons également voulu séparer nettement l’estimation que faisaient nos sujets de la probabilité (par exemple, la probabilité de gagner à la loterie) de l’utilité (la valeur qu’ils leur donneraient s’ils gagnaient). Pour ce faire, nous avons utilisé une méthode en deux volets. Tout d’abord, nous avons demandé aux sujets de faire plusieurs choix entre plusieurs sommes et plusieurs loteries qui comportaient toutes les mêmes chances de gagner. Cela a mis à jour uniquement leurs idées sur l’utilité, la probabilité étant toujours la même. Ensuite, nous avons déduit leurs idées sur la probabilité à partir de l’équivalence de certitude qu’ils donnaient à un seul tirage au sort.
Nous avons découvert que les individus sont capables d’assumer bien plus de risques quand les paiements risqués sont prévus dans le futur. Quand les sujets ne savaient pas à quel moment l’issue aurait lieu, ils optaient pour des équivalences de certitude égales ou inférieures à celles données ans le délai de six mois. Cela implique que les sujets ressentent de l’ « aversion à l’incertitude » -il s’agit du phénomène bien connu selon lequel les individus préfèrent les risques connus aux risques inconnus.
Notre découverte la plus intéressante, quant à elle, est que le temps n’affecte que la perception subjective de la probabilité et non de l’utilité. En d’autres termes, si les individus font preuve d’optimisme sur les risques s’ils sont dans le futur, ils considèrent toujours les issues possibles de ces évènements comme étant quasiment identiques.
Pourquoi donc ? Une explication possible est le « raisonnement basé sur l’affect », où les facteurs émotionnels ou phénoménologiques influencent la prise de décision des individus. Ceux-ci veulent intensément quelque chose dont l’issue potentiellement positive pourrait se réaliser sous peu, et ressentent bien plus fortement la joie du gain potentiel –ainsi que la déception de la perte potentielle. Par conséquent, les individus sont moins portés à prendre des risques et plus portés à prendre le prix avant qu’il ne s’éloigne.
Quand l’issue est repoussée à six mois ou un an plus tard, les individus ressentent des émotions moins fortes et agissent en calculant plus. En d’autres termes, ils sont plus préparés à accepter des risques « qui valent la peine » d’un point de vue purement mathématique.
Pour autant que nous le sachions, notre étude est la première à défricher les effets du temps sur l’estimation de la probabilité et des issues au niveau de la prise de décision individuelle.
Pour approfondir :
"Risk Preferences at Different Time Periods: An Experimental Investigation", publié dans Management Science.