Avec ESSEC Knowledge Editor-in-chief
De nombreux chercheurs se sont penchés sur la question de la place des femmes dans le monde du travail, explorant, à travers leurs recherches et initiatives, l’écart salarial, la flexibilité du travail, les carrières, les postes de direction, et bien plus encore, afin d’identifier les défis actuels et les moyens de réduire les inégalités. Toutefois, leur travail se concentre généralement sur les statuts cadres dans les économies formelles — alors que ces problématiques touchent aussi les femmes dans des emplois à statut d’ouvrier et celles travaillant dans l’économie informelle. Leurs conditions de travail et leurs difficultés restent trop souvent invisibilisées. Stefan Gröschl, professeur de management à l’ESSEC Business School et rédacteur associé de la revue Gender, Work & Organization, explique dans un récent article pourquoi cette situation doit changer. Il souligne l’importance de mettre en lumière les conditions de travail de toutes les femmes — et pas uniquement des cadres supérieures.
Le professeur Stefan Gröschl a précédemment étudié les économies informelles, définies par l’Organisation internationale du travail (OIT) comme des « activités économiques menées par des travailleurs et unités économiques qui, en droit ou en pratique, ne sont pas couvertes ou sont insuffisamment couvertes par des dispositifs formels » (2). Il note que la majorité de la main-d’œuvre dans ces économies informelles est constituée de femmes, représentant 76,2 % des employées domestiques selon les statistiques de l’OIT en 2021 (3). Ces conditions de travail informelles signifient que ces femmes sont privées de protection sociale et peuvent se retrouver confrontées à des environnements de travail dangereux. Alors, que peut-on faire pour améliorer leurs conditions et réduire les inégalités de genre ?
Pour résoudre un problème, il faut d’abord le comprendre. Dans une publication de 2021, le professeur Gröschl a lu que de nombreuses employées domestiques ne bénéficiaient ni de droits fondamentaux, ni de protections liées à l’emploi. Cette situation a été confirmée par les données d’ONU Femmes, selon lesquelles 40 % des lois nationales du travail dans le monde ne prévoient aucune disposition pour les travailleuses domestiques (4). Cette réalité se retrouve dans d’autres formes de travail informel exercées par 740 millions de femmes à travers le monde, dans des secteurs comme la production, la fabrication, le commerce, et bien d’autres — sans protection légale, ni syndicat, ni indemnité chômage (5).
Des conditions de travail précaires peuvent entraîner des problèmes de santé, compromettant les revenus futurs de ces femmes et les réduisant, par conséquent, au silence quant à leurs conditions de travail, par crainte de perdre leur emploi ou de subir du harcèlement.
Comment explique t-on cette situation, et quelles sont les femmes les plus exposées ? L’un des principaux facteurs est la persistance de normes de genre profondément enracinées, qui orientent les femmes vers des emplois perçus comme « féminins » : travail domestique, services à la personne, etc. Ce type d’emploi limite à la fois leur potentiel de revenus et leurs perspectives d’évolution, souvent réservées aux hommes (6).
Autre conséquence des rapports de genre : l’écart salarial. Presque aucun pays n’est parvenu à l’éliminer totalement, selon la recherche (7). Dans les économies informelles, où les lois et les normes sont inexistantes ou peu appliquées, cet écart perdure sans contestation. Les femmes, avec des salaires plus bas et un accès encore plus limité à un emploi rémunéré hors du foyer, deviennent alors dépendantes de leurs proches masculins, ce qui perpétue des rapports de pouvoir genrés.
Les problèmes ne s’arrêtent pas là. Dans les économies formelles comme informelles, de nombreuses femmes travaillent une « double journée ». Après leur journée professionnelle, elles prennent en charge les tâches domestiques — en moyenne, trois fois plus d’heures que les hommes (8). Cela limite fortement leurs opportunités de progression professionnelle, faute de temps et d’énergie pour se former ou développer de nouvelles compétences.
Le rôle de la mondialisation
La recherche sur les politiques et les leviers d’amélioration des conditions de travail des femmes est d’autant plus cruciale que le phénomène des travailleuses migrantes est en pleine expansion (9). Ces femmes soutiennent souvent leurs familles et leurs communautés dans leurs pays d’origine — au prix de leur propre sécurité. Elles sont exposées à des conditions de travail précaires et abusives : violences, traite d’êtres humains, travail forcé, entre autres. Or, leur sacrifice est peu étudié. Si les transferts financiers qu’elles envoient sont documentés, leurs expériences vécues restent dans l’ombre.
Et maintenant, que faire ?
Le fait qu’autant de femmes travaillent dans l’économie informelle entraîne une sous-évaluation de leurs contributions à l’économie, souvent qualifiées de « non qualifiées ». Pourtant, ces rôles sont essentiels à la société : soins, cuisine, assistance, éducation… Il est donc évident que les femmes font face à de nombreux défis dans leur vie professionnelle. Si le monde universitaire n’est pas aveugle à ces enjeux, la réalité des femmes dans les économies informelles reste largement ignorée. Cela commence à changer, notamment grâce à des recherches récentes sur les conditions d’exploitation des employées de maison philippines et indonésiennes (10), ou sur les effets du COVID-19 sur ces mêmes travailleuses (11, 12). Comme le note le professeur Gröschl : « Nous devons explorer les dynamiques de pouvoir qui désavantagent systématiquement les femmes, et identifier les leviers capables d’encourager le changement et de faire tomber les barrières. » Il appelle à une recherche transdisciplinaire pour mieux comprendre le travail des femmes et contribuer à un environnement professionnel plus juste et plus équitable pour toutes et tous.
Références
1. Gröschl, S. (2024). Women without a voice: A commentary. Gender, Work & Organization.
2. ILO (International Labour Organization) (2002), Resolution concerning decent work and the informal economy, Geneva. https://www.ilo.org/resource/resolution-concerning-decent-work-and-informal-economy
3. International Labour Organization. (2023). The road to decent work for domestic workers.
4. United Nations Women. (2024). How Migration is a gender equality issue. https://interactive.unwomen.org/multimedia/explainer/migration/en/index.html
5. Gröschl, S. (2021). “Sustainability Practices in Informal Economies: Actors, Roles, and Research Outlook.” In Research Handbook of Sustainability Agency, edited by Satu Teerikangas, Tiina Onkila, Katariina Koistinen and Marileena Mäkelä. London: Edward Elgar.
6. Elgin, C., and Elveren, A. Y.. (2021). Informality, Inequality, and Feminization of Labor. Women's Studies International Forum 88, 102505. https://doi.org/10.1016/j.wsif.2021.102505.
7. Milner, S., Pochic, S., Scheele, A., and Williamson, S. (2019). Challenging gender pay gaps: Organizational and regulatory strategies. Work, Gender & Organization, 26, 593–8. https://doi.org/10.1111/gwao.12274.
8. United Nations. (2024). Sustainable development: Gender Equality. https://www.un.org/sustainabledevelopment/gender-equality/
9. Nassif, G. (2024). ““If We Don't Do it, Who Will?” Strategies of social reproduction at the margins. Gender, Work and Organization, 31, 1582–602. https://doi.org/10.1111/gwao.12897.
10. Ham, J., and Ceradoy, A. (2022). “God Blessed Me With Employers Who Don't Starve Their Helpers”: Food insecurity and dehumanization in domestic work. Gender, Work and Organization, 29, 922–37. https://doi.org/10.1111/gwao.12643.
11. Banerjee, S., and Wilks, L. (2024). Work in pandemic times: Exploring precarious continuities in paid domestic work in India. Gender, Work and Organization, 31, 1505–23. https://doi.org/10.1111/gwao.12858
12. Teixeira, F. (2024). Responses of workers' organizations to the COVID‐19 crisis: Intersectional approaches of domestic workers in Mexico. Gender, Work and Organization. https://doi.org/10.1111/gwao.13178.