Un chercheur en sciences sociales et un activiste sur l'environnement se rencontrent, de quoi vont-ils parler ? De la manière dont les humains traitent le monde qui les entourent. C'est exactement ce qui s'est passé lorsque Éric Lenoir, paysagiste punk et défenseur de la biodiversité, et Fabrice Cavarretta, professeur de management à l’ESSEC Business School, ont commencé à dialoguer. Leurs univers semblaient aux antipodes : Éric, les mains dans la terre, militant pour un traitement de l'environnement respectueux du vivant ; Fabrice, les yeux rivés sur les organisations, chercheur en théories managériales. Pourtant, leurs conversations ont révélé une convergence troublante : ils partagent les mêmes interrogations sur le rapport que les acteurs entretiennent à leur monde, que ce soit dans la sphère nature ou sociale.
Leur livre, Prière de laisser votre écosystème moins absurde que vous l'avez trouvé: Réflexions sur notre (r)apport au vivant et au social, est le résultat de cette co-laboration. Il s’adresse à ceux qui doivent s'occuper d'organisations humaines — les politiques, les managers, les activistes de l'associatif — et surtout, il questionne la manière dont on les forme.
Le rapport au monde : revisiter nos modèles de management
Avez-vous déjà réfléchi que l'on a peu évolué en un siècle sur la manière d'accompagner les organisations humaines ? Nous restons largement prisonniers d'une logique taylorienne qui suppose qu'une intention claire existe (idée, vision, objectif), s'appuie sur quelques éléments substantifs (géopolitique, marché, besoins), procède par planification méthodique, et s'en remet aux calculs économiques pour optimiser les résultats.
Pour prendre en compte la complexité du monde actuel, cette méthode mérite d'évoluer. Les travaux d'Edgar Morin comme ceux du Santa Fe Institute nous rappellent que les systèmes - qu'ils soient écologiques ou organisationnels - échappent largement à nos logiques de contrôle linéaire. Dans ces systèmes, les interactions entre éléments créent des propriétés émergentes imprévisibles, rendant fragile le rapport au monde taylorien.
La métaphore du jardin, telle qu'utilisée dans notre ouvrage, permet d'évoquer divers principes qui se distinguent du management classique.
Accompagner les organisations humaines comme des jardins merveilleux
Imaginez un jardinier débutant face à son premier lopin de terre. Son réflexe naturel ? Tout contrôler. Arracher ce qui dépasse, aligner les rangs, standardiser les plantations. Pourtant, le jardinier expérimenté sait qu'un écosystème sain repose sur la diversité, les interactions complexes, et une certaine dose d'imprévisibilité.
Il en va de même pour les organisations humaines. Le livre développe ainsi plusieurs principes de cette "écologie managériale" :
Habiter avant de gérer. Avant de transformer un écosystème, il faut d'abord l'observer, le comprendre, s'y installer. Combien de managers arrivent dans une organisation avec des solutions toutes faites, sans prendre le temps de saisir les dynamiques existantes ? Le jardinier, lui, étudie d'abord son sol, son exposition, son climat.
Chérir la diversité. Dans la nature comme dans les organisations, l'homogénéité est attirante mais dangereuse. Un écosystème diversifié résiste mieux aux chocs, s'adapte plus facilement aux changements. Pourtant, nos organisations tendent vers la standardisation, l'uniformisation des profils et des pratiques.
Bricoler à la marge. Le jardinier ne refait pas entièrement son jardin chaque saison. Il ajuste, teste, adapte par petites touches. Et il effectue des expériences sur nombre de petites zones avant d'envisager de progressivement passer à l'échelle. Les marges et l'expérimentation sont les piliers du développement sain d'un écosystème florissant.
Compter avec l'évolution. Les systèmes vivants évoluent en permanence. Résister à cette évolution est vain ; l'accompagner avec intelligence devient un art. Cela implique d'accepter que nos plans initiaux soient constamment remis en question par la réalité du terrain.
Énoncer de tels principes ne constitue pas une méthode miracle, mais suggère plutôt de développer une posture différente face à la complexité organisationnelle. Ils invitent à remplacer l'illusion du contrôle total par une forme d'intelligence situationnelle et complexe.
Les écoles de management et d'administration sont confrontées à de nombreux challenges. Elles aspirent — à l'exemple de l'ESSEC — à participer au renouvellement de la manière de former ceux qui auront à gérer des organisations. Il est à parier que les modèles du futur s'appuieront sur des principes tirés de notre ouvrage tels que :
L'observation patiente avant l'action, la valorisation systématique de la diversité organisationnelle, l'acceptation de l'incertitude comme composante normale, l'expérimentation par petites touches avant passage à l'échelle, la cultivation des marges créatives, l'accompagnement bienveillant de l'évolution permanente des systèmes, l'attention portée aux interactions plutôt qu'aux éléments isolés, la reconnaissance des cycles naturels d'organisation, le développement de l'intelligence situationnelle et complexe, et la construction progressive de la confiance écosystémique.
Vers une écologie managériale
Ces principes, explorés dans notre ouvrage par le procédé de l'analogie entre système écologique et système social, offrent une alternative concrète aux approches classiques de politique, de gestion, et d'activisme. On se doit d'appeler de nos vœux de telles évolutions. Espérons que de tels principes constitueront un jour la colonne vertébrale de formations humanistes et complexes à l'accompagnement des humains dans leurs organisations. Plutôt que de prendre le risque que les dirigeants en devenir ne retiennent fondamentalement que l'idéation, la planification, le contrôle et la consommation de ressources, développons dès l'école l'art délicat du jardinage organisationnel.
Car au final, comme le titre de l'ouvrage l'exhorte, il s'agit bien de "rendre votre écosystème moins absurde que vous ne l'avez trouvé". Un objectif modeste, pragmatique, et terriblement ambitieux à la fois.
Photo de couverture fournie par Eric Lenoir
Référence
"Prière de rendre votre écosystème moins absurde que vous l'avez trouvé" Cavarretta & Lenoir (Payot 2024, voir détails sur: http://www.cavarretta.fr/rvs)