L’expérience de la médecine tactique au service de la gestion de crise du Covid-19

L’expérience de la médecine tactique au service de la gestion de crise du Covid-19

Co-auteurs : 

Marie Kerveillant PhD ESSEC et diplômée Essec (E10). Ingénieure de recherche, ESSEC Business School, ainsi que Directrice académique adjointe du programme MGO à l'ESSEC Executive Education. Contact : Marie.kerveillant@essec.edu

Matthieu Langlois, médecin anesthésiste réanimateur, responsable de la cellule Dynamo, APHP Pitié Sorbonne Université. Contact : Matthieu.langlois@aphp.fr

Introduction [1]

Avec la crise que nous traversons, les hôpitaux font face à un afflux massif de patients qui mettent en tension à l’extrême l’organisation des équipes. Au sein de la Pitié-Salpêtrière, des équipes travaillent depuis plusieurs années à la gestion de crise extrême (attentats, pandémies, accident industriel) en collaboration avec des équipes médicales tactiques comme celles des forces spéciales [2]. Mais comment ces équipes passent-elles d’un mode de préparation et d’organisation au mode action, qui nécessite d’étendre le mode de crise à un très grand nombre de personnes au sein des services, et comment adaptent-elles les pratiques et recommandations aux situations très particulières rencontrées ? Nous nous proposons ici de préciser les spécificités des organisations à haute fiabilité en mode crise, puis comment les équipes médicales tactiques ont construit une organisation de crise. Nous présentons l’adaptation de cette organisation qui a servi à l’organisation des directions Médicales de Crise de certains établissements hospitaliers.. Enfin, nous tirons de cette expérience quelques recommandations managériales destinées aux responsables d’entreprise faisant face à cette même crise.

Organisation et Coordination des organisations à haute fiabilité en mode crise.

La recherche en management a mis en avant le rôle des organisations dites à haute fiabilité, comme les régulateurs du trafic aérien, les centrales nucléaires, les services de police criminelle ou les services d’urgences hospitaliers [3]. Ces organisations ont été les premières à se doter de modes de fonctionnement dédiés à la crise. Elles évoluent dans des environnements où les activités sont complexes et risquées et peuvent potentiellement entraîner des accidents majeurs : elles exigent donc un très haut niveau de sécurité sur des temps longs et nécessitent des modes d’organisation spécifiques en cas de crise avec des processus de coordination, de communication ainsi que de prise de décisions spécifiques. En situation de crise, il est important que les différents acteurs en charge des activités critiques aient une conscience collective de la situation (collective mindfulness) leur permettant de s’adapter de façon continue à de nouvelles informations, parfois disruptives et de les partager entre eux ; qu’ils soient capables de produire du sens (sensemaking) individuellement et collectivement afin d’agir le plus efficacement possible (enactment). En bref, les équipes travaillant dans ces organisations à haute fiabilité se préparent aux situations de crise, savent s’adapter aux différents niveaux de crise et changer de logiciel si nécessaire [4]. Leur agilité dans la crise est clef pour se sortir collectivement de situations complexes et dangereuses. 

Les premières analyses des attaques terroristes à Paris et à Oslo [5] montrent qu’il est nécessaire de repenser les cadres empiriques et théoriques permettant de mieux saisir la complexité accrue des situations auxquelles font face les équipes hospitalières et la façon dont elles tentent d’y répondre lorsqu’elles sont confrontées à des crises majeures. Dans ce genre de crises extrêmes, l’hôpital est la pierre angulaire dans la gestion des flux de malades ou de blessés : via son directeur médical de crise (DMC), l’hôpital a une vue globale sur les flux entrants et sortants et il peut donc ainsi avoir une stratégie permettant au mieux de gérer la crise.

C’est le travail mené depuis quelques années par les équipes de médecine tactique en collaboration avec des équipes hospitalières (comme par exemple la collaboration entre la Pitié Salpêtrière et l’équipe de médecine tactique du RAID) se préparant avec une même stratégie pour affronter des situations inconnues. 

L’armée et le Service de Santé des Armées, les forces de sécurité intérieures comme le RAID, ont développé des organisations du commandement en opération qui ont été repris par les pompiers mais ont aussi largement inspiré la doctrine pour la structure des Directions Médicales de Crises des hôpitaux français. L’objectif est d’organiser la remontée d’information, le traitement de l’information, l’écriture et l’analyse des situations envisageables, l’élaboration des idées de manœuvres, en bref, la préservation d’un «  temps de cerveau libre  » pour les décideurs.

Lorsque les forces armées se préparent à des opérations de libération d’otages, elles interviennent dans des situations d’urgence ou fortement dégradées. L’univers médical en situation de crise est assez comparable. Par ailleurs, lors de crises terroristes notamment lorsque des attaques sont menées sur plusieurs sites en même temps, ou lors de catastrophes naturelles ou industrielles, l'ensemble des services de secours travaillent en même temps, et en parallèle des pompiers, policiers et des structures hospitalières. La coordination doit donc être totale avec une stratégie globale, non pas portée sur l'amont ou l'aval mais sur l'ensemble du flux amont, de la capacité in situ et du flux aval. Ces équipes médicales font face à une discontinuité des process, une ambiguïté croissante des décisions, un plus grand nombre d’interdépendances, qui rendent la coordination au sein de l’équipe, et entre équipes et sites plus complexe et enfin à une compréhension globale loin des clivages et d’un management en silos.

Capitalisation d’expérience et collaboration entre médecine tactique et services hospitaliers

Les équipes de médecine tactique et les services hospitaliers ont fait face ensemble à plusieurs crises ces dernières années, notamment pour la prise en charge des victimes lors des attaques terroristes de 2015. Leurs approches complémentaires les ont amenés à bâtir une méthodologie commune innovante.  

Les contributions opérationnelles de la médecine tactique : l’exemple du service médical du RAID.

Le RAID dispose d’un soutien médical opérationnel pour l'intégralité de ses interventions depuis 1994. Les médecins qui composent ce service médical du RAID cumulent une activité médicale régulière dans des services d’urgences ou d’anesthésie-réanimation avec une activité de médecine tactique au sein du RAID. Ils jouent un rôle de coordinateur entre le monde hospitalier traditionnel et les services de police. Ils connaissent aussi bien le fonctionnement du commandement en opération du RAID dont ils font partie, que l’organisation des services d’urgence, de réanimation et de chirurgie des hôpitaux auxquels ils sont rattachés. Les médecins tactiques se consacrent uniquement à la mission « secours et soins » mais évoluent de manière totalement intégrée aux groupes d’assaut. Cette fonction ne se limite pas à assurer la réalisation de gestes techniques, de soins ou de conseils. Les médecins du RAID doivent impérativement exercer un rôle de décideur pour optimiser les soins et l’évacuation vers les hôpitaux. Pour remplir cette mission, les médecins sont contraints de prendre des décisions médicales et organisationnelles dans un contexte tactique de menace prégnante. Prendre des décisions est courant pour un médecin spécialiste de l’urgence vitale, mais les prendre dans des situations complexes et « hors cadre », c’est le challenge spécifique des médecins tactiques du RAID. 

Les équipes du RAID ont démontré, lors des récentes crises d’ampleur inédite, un véritable savoir-faire pour agir et être résilients dans une situation très dégradée, hors des cadres prédéfinis, en orchestrant en même temps divers partenaires, moins à l’aise dans ces environnements chaotiques. Leur expérience de prise de décision dans l’incertitude et de management en cellule tactique et opérationnelle pourrait donc précieuse pour les équipes hospitalières devant gérer la crise actuelle liée à l’épidémie de Covid-19 dans le monde entier. 

La Pitié-Salpêtrière, sous l’impulsion du Professeur Riou (alors chef de service des urgences), a compris cet enjeu après les attentats de Paris, et a décidé de collaborer activement avec les équipes du RAID et construit une organisation de Direction Médicale de Crise qui s’appuie sur les retours d’expérience de l’organisation des structures de décision des forces spéciales en opération. Cette collaboration a permis aux différents acteurs d’apprendre à travailler ensemble, et d’innover dans leur mode d’organisation afin de gérer au mieux les crises à venir. Dans la section suivante, nous présentons les retours d’expérience de la médecine tactique qui ont servi à organiser les Directions Médicales de Crise dans plusieurs hôpitaux de l’AP-HP.  

L’organisation de la Direction Médicale de Crise

Depuis 2016, les hôpitaux doivent se doter d’une organisation de crise en complément des dispositifs opérationnels existants. En situation de catastrophe, les structures hospitalières doivent s’organiser à piloter la crise en coordination avec les services de secours. Disposer de leur propre cellule de crise leur permet de répondre au mieux à une stratégie globale de soin face à un afflux de malades ou blessés, en particulier lorsque cet afflux de victime est spontané car l’hôpital en question constitue le premier refuge évident en cas de panique et de crise de santé publique. La cinétique de la crise joue dans la réponse : dans une situation de terrorisme ou d’accident industriel la cinétique est rapide. Dans la cas d’une pandémie, la cinétique est plus lente et la coordination avec la médecine de ville plus importante. L’organisation et la méthodologie restent cependant les mêmes pour faire face à la crise. Néanmoins, les établissements doivent faire face à des évolutions des conditions sur la durée, comme actuellement la raréfaction de certaines ressources (matériel, antibiotiques, produits anesthésiques), l’épuisement du personnel, qui rendent encore plus nécessaires une organisation et une coordination satisfaisantes, la capacité à faire évoluer les prises de décision dans le temps, afin d’éviter d’atteindre le point de rupture. 

L’organisation nécessaire d’une cellule stratégique de la Direction Médicale de Crise 

La direction médicale de crise comprend différentes cellules, en charge de missions propres. La prise de décision finale sur les choix stratégiques relève uniquement du directeur médical de crise.

L’importance du directeur médical de crise (DMC)

 Le rôle est d’aider la direction de la structure à bâtir une stratégie adaptée au hors cadre mais en respect des procédures de soins, il doit aussi prendre des risques dans ses choix. Pour cela, il doit bien connaître le soin, les ressources de l’hôpital, le pronostic des patients et être formé à la gestion opérationnelle de la crise. Il ne peut pas attendre une analyse complète, ni tous les bilans complémentaires, pour débuter un traitement. La rapidité de décision et l’anticipation sont parfois indispensables pour garantir la qualité des soins. 

Le DMC a donc une vision globale de la crise : il est en relation permanente avec les secours et connaît la capacité de sa structure et peut organiser des flux sortants pour maintenir un équilibre vital au fonctionnement de son hôpital. L’organisation de l’hôpital en crise ressemble à un hub aéronautique, avec ses ramifications. Cela demande une cellule de crise avec différentes interfaces capables d’apporter en permanence une analyse, des manœuvres mais aussi de l’anticipation et de l’innovation.

Le rôle du DMC se situe principalement au niveau stratégique. Il crée autour de lui différentes cellules qui vont lui permettre de mettre en application les choix stratégiques mais également lui faire remonter des informations pouvant l’aider à anticiper la conduite des opérations et surtout comprendre le hors cadre et ainsi changer rapidement de « logiciel » si nécessaire.

Dans des situations critiques, l’équilibre devra toujours être entre le maintien d’une structure efficiente en gestion des flux et en qualité de soins proposés. Cela demande anticipation, agilité, imagination et parfois innovation.

La cellule stratégique 

Elle comprend un nombre limité de personnes (environ 6) : un(e) représentant de la direction le DMC, un(e) secrétaire de direction, un(e) coordinateur/trice « montant » vers les autorités et les institutions, un(e) coordinateur/trice descendant(e) vers les autres cellules, une ou deux représentants médicaux.

Le rôle primordial de la cellule tactique

La cellule tactique, constituée d’experts de terrain, ne s’occupe pas de la stratégie globale mais elle met en œuvre la stratégie, fixe les objectifs intermédiaires et secondaires et organise les priorités. Une de ses missions principales est d’éviter les effets-tunnels qui coupe la cellule de crise du reste de l’organisation. Pour mener à bien ses missions, elle doit être agile et adaptable, et en lien permanent avec la direction et organiser une communication transverse aux services..

Au sein de la cellule tactique, la cellule moyens liste l’ensemble des moyens utiles au fonctionnement de la structure : les lits, les matériels médicaux, biologiques, logistiques. Elle organise la distribution des moyens à partir de la durée prévisible d’hospitalisation, les prévisions de flux, et les modélisations d’optimisation des lits et moyens lourds. Elle travaille avec la cellule évaluation et point de rupture pour la gestion des lits et avec la cellule innovation pour la recherche de nouvelles solutions. 

La cellule RH

La cellule RH anticipe les besoins en matière de personnel et joue un rôle de chasseur de têtes pour des postes clé à la demande de la cellule de crise. Elle travaille en synergie avec la cellule moyens pour anticiper les besoins de renfort et dresser les flux de délestage. C’est également elle qui organise le soutien psychologique pour l’ensemble du personnel. 

La cellule innovation au cœur de la réflexion

La cellule innovation a un rôle majeur mais ne pilote pas la crise : sa mission principale est la réflexion, pour éviter aux équipes de tomber sur des angles morts pendant leur gestion de la crise, en mettant en garde contre certains risques (par exemple négliger les patients non COVID-19), et  en proposant tous les jours des solutions innovantes, disruptives, inspirées des remontées du terrain et des partages d’expérience, d’échanges avec des acteurs du monde non médical. La cellule innovation ne s’occupe pas de la mise en place des solutions. Elle est en lien avec les cellules évaluation et analyse. 

La cellule évaluation et point de rupture

Cette cellule n’a pas de rôle opérationnel d’acteur mais sa mission est essentielle : la cellule analyse les résultats et les évalue au regard des objectifs, elle fixe le point de saturation, tout en l’anticipant dans le temps. Elle alerte lorsque la structure se rapproche du point de saturation. Cette cellule aide à assurer la cohérence entre les objectifs intermédiaires et fait le lien entre les différentes cellules. 

La cellule Analyse : la boucle vers le long terme et la normale

La cellule analyse est composée de maximum 5 personnes : chercheurs en santé publique, épidémiologistes, sociologues, psychologues… Cette cellule fonctionne 24h/24 en liaison permanente avec l’ARS (Autorité Régionale de Santé, la tutelle des hôpitaux). Son objectif est de développer une vision à long terme. Elle est également en charge d’établir la main courante de la crise (recension des faits), activité chronophage mais indispensable aussi bien pour des raisons médico-légales que pour la capacité future à tirer les enseignements de la crise. 

Quelles leçons tirer? 

La crise met les hôpitaux comme les entreprises dans des situations de tension extrême sur les moyens, l’activité, les ressources engagées. La façon dont la médecine tactique a inspiré l’organisation de crise dans certains hôpitaux peut en inspirer d’autres aujourd’hui, mais aussi les entreprises et de nombreuses organisations afin de maintenir leur agilité dans la crise, de permettre à l’organisation adaptabilité, souplesse, apprentissage permanent. 

Une réponse collective et organisationnelle à la crise.

La première leçon inspirée de la médecine tactique est que la réponse est organisationnelle. Les équipes se mettent en ordre de bataille selon une organisation différente de l’organisation « normale », mais il n’y a pas de place pour les francs-tireurs ou les héros solitaires. Pour la médecine tactique, les décisions sont portées par le collectif. Les objectifs choisis doivent être clairs, compris de tous, de façon à ce que chacun puisse adapter ses actions à la réalité auquel il est confronté en fonction de ces objectifs. Le mode de fonctionnement en silos, souvent reproché aux hôpitaux comme à de nombreuses grosses organisations, n’est plus de mise et doit être neutralisé. A l’hôpital, l’alerte sur la gestion en silo peut être donnée par la cellule Evaluation.

Structurer la direction de crise et la cellule de crise avec une répartition des rôles et des missions avec des équipes de petite taille, est une des réponses importantes. La direction de crise s’organise comme une direction de projet, et permet d’orchestrer et coordonner les actions à tous les niveaux, en collectant de l’information provenant de l’interne et de l’externe, en l’analysant. Elle joue un rôle d’équilibriste pour garder une vision long terme, réfléchir à des solutions innovantes tout en proposant des actions concrètes qui permettent à la direction générale de pouvoir décider de la stratégie à mener avec un maximum d’éléments. 

Les cellules Innovation et Évaluation, mises en place dans certaines DMC, sous l’inspiration de l’organisation des forces d’intervention, sont une source d’inspiration pour beaucoup d’entreprises. La cellule Innovation permet de se projeter dans la durée de la crise et l’après-crise mais aussi de dédier des énergies à des actions innovantes à court terme. 

  1. Une planification dynamique, pas balistique. 

De nombreuses entreprises ont préparé un Plan de Continuation d’Activité (PCA) qui sert de repère dans la crise. Chercher à appliquer le PCA à tout prix n’est cependant pas la solution. Il faut être en capacité de le faire évoluer, et être dans une approche dynamique de la planification, en acceptant de renoncer au confort d’une trajectoire balistique prévue dans le plan initial, selon la distinction entre planification balistique et déterministe, et planification dynamique et créatrice de sens, telle qu’analysée par Philippe Lorino (2019). 

Planifier est essentiel, car cela permet d’anticiper les situations, de questionner les hypothèses, de travailler collectivement sur des pistes d’action et de se placer dans une posture analytique. Les arguments d’Arie De Geus dans « planning as learning » publié en 1988 dans la Harvard Business Review, sont toujours d’actualité. Dans la planification, le raisonnement, les échanges, le travail de planification comptent au moins autant que le plan lui-même. Il faut savoir s’écarter du plan, en situation normale et encore plus en situation de crise. Tenir compte de l’évolution du contexte, de ses moyens, des décisions gouvernementales, de s’adapter, d’innover. Rien ne se passe jamais comme prévu. En situation normale comme en situation de crise, les organisations peuvent réviser leur plan en cours d’exécution soit pour reprogrammer leur trajectoire, soit pour replanifier leurs objectifs.  Mais en situation de crise, les révisions doivent être plus fréquentes, voire quotidiennes actuellement. Les acteurs doivent se demander en permanence : quelle est la situation actuelle ? est-ce que la vision que j’en ai est conforme à la réalité ? les décisions prises hier sont-elles cohérentes aujourd’hui ? quelles sont les situations prévisibles qui m’attendent demain ? Il s’agit de passer en mode « navigation » par rapport au mode « pilotage » traditionnel. 

  1. Passer du pilotage à la navigation. 

En management, la métaphore du pilotage a permis de mettre en avant le travail dynamique des décideurs, qui s’appuient sur les outils, les process, les systèmes d’information pour agir, modifier leurs règles d’action. Mais cette métaphore laisse souvent penser que le pilote a pour mission de choisir le bon plan de route en fonction des données dont il dispose, dans un répertoire de plans existants. L’expérience de la médecine tactique en situation de crise extrême nous paraît cependant plutôt rejoindre la métaphore de la navigation, théorisée en stratégie par Robert Chia comme « strategizing as wayfinding ». Les navigateurs essaient de suivre un cap et doivent faire face à des conditions environnementales souvent trop complexes et évoluant trop vite pour être modélisées avant la prise de décision, ils élaborent des stratégies qu’ils réévaluent très régulièrement, ils font appel à leur expérience de la navigation, à leurs entraînement et leur « sens de la mer et de la navigation », un sens pratique, faisant appel autant à leurs connaissances qu’à leur intelligence de la situation. 

  1. Un leadership agile

Les pratiques de management des équipes d’intervention comme le RAID et des équipes médicales tactiques font ressortir les caractéristiques d’un leadership agile en situation de crise. Ils se placent dans une dynamique essai-erreur, et ne forcent pas le passage : si la manœuvre ne marche pas, les décideurs n’insistent pas et essaient autre chose. Le droit à l’erreur est la contrepartie de l’expérimentation et de la recherche de solutions innovantes. Cependant, les leaders s’obligent à une efficacité rapide en fonction des objectifs attendus. Les situations d’intervention dégradées rappellent l’importance de la légitimité des managers dans un contexte où l’on va souvent fonctionner hors du cadre. Le mode de fonctionnement des équipes d’intervention nous donne également une leçon d’humilité dans le management : les leaders assument leurs responsabilités sans chercher de mérite ou de reconnaissance, ils assument leurs décisions et leurs conséquences vis-à-vis de leur autorité de tutelles, du gouvernement et plus largement de la société. 

Ainsi que le notent Dolain, Petitjean et Laborie (2020) dans leur récent article sur les forces spéciales : « L’humilité et l’abnégation restent des valeurs fondamentales.  Dans les unités de combat, on insiste beaucoup sur ces qualités : la simplicité, la bonne humeur mais aussi le sens du sacrifice au profit du collectif. Cet état d’esprit concourt à la réussite de la mission. En situation de crise particulièrement, on est défait à partir du moment où l’on commence à se penser comme un héros, c’est-à-dire seul. Car se penser comme un champion ralentit en fait le groupe, en tuant sa cohésion, et a des effets indirects sur la structure, qui est la garante in fine de la victoire. C’est aussi de cette humilité que vient la capacité d’adaptabilité ; c’est elle qui prémunit contre le penchant que certains pourraient avoir de se parer dans leurs certitudes. Faire face, c’est laisser de côté son égo et c’est s’ouvrir à l’adaptabilité en refusant la fermeture d’esprit ».

  1. Les flux au cœur de la crise

Dans le cas de l’hôpital, la gestion des flux de patients et des moyens est une des principales préoccupations de la direction médicale de crise. La DMC pilote les flux en continu, avec une réestimation des moyens, limités dès le départ mais se raréfiant, la recherche de moyens supplémentaires ou possibilité de réguler les flux de patients en organisant des transferts. Le référentiel clé est le point de rupture anticipé qui est le seuil à ne pas atteindre. Tous les efforts portent sur la dynamique entre ce point de rupture et les flux. Dans les entreprises, les flux de matières premières ou de marchandises et les flux financiers sont une préoccupation majeure dans la crise. Le pilotage dynamique transverse au sein de la direction de crise peut permettre de mieux mettre en regard des éléments qui, sinon, sont coordonnés mais pas nécessairement pilotés de façon synchrone en temps réel. Un partage d’information ne suffit pas en tant de crise, il s’agit de mettre en place une réflexion commune visant à pouvoir avoir une vision globale, anticiper au maximum les effets des décisions, et donc multiplier les échanges d’information, d’idées, d’actions. 

  1. Le retour d’expérience aura bien lieu

L’apprentissage collectif et le partage d’expérience sont au cœur du management de crise. Mais la DMC doit aussi garder en tête qu’il y aura un retour d’expérience. Non pas pour couper des têtes et chercher des responsables, mais pour apprendre, comprendre ce que l’on peut tirer comme leçons pour l’activité normale qui reprend, et aussi mieux se préparer pour une prochaine crise. La médecine tactique est les forces spéciales passent de crise en crise, c’est leur raison d’être. Pour la plupart des organisations, la crise reste une situation exceptionnelle. Cependant, d’une pandémie, nous pouvons également apprendre pour mieux nous préparer pour toute autre crise que peuvent traverser les entreprises, approvisionnements en énergie, ou d’une crise financière. Par ailleurs, beaucoup d’actions expérimentées pendant la crise, d’organisations transverses mises en place, peuvent rester pertinentes avec le retour à la normale. Ce retour d’expérience doit pouvoir avoir lieu rapidement et s’appuyer sur des éléments fiables. La tenue d’une main courante de crise, mise en place dans les DMC hospitalières et inspirées des pratiques des forces spéciales, joue un rôle précieux pour structurer le retex. 

Conclusion

Dans cette crise, médecins et soignants se retrouvent confrontés à des situations de prise en charge difficiles, une désorganisation des modes habituels de travail, dans un contexte de tension forte, et avec, dès le départ, des moyens très limités. Ils doivent faire face, sur la durée, à l’épuisement des équipes, la pénurie des ressources. L’organisation médicale de crise est mise en place pour faciliter la coordination et la prise de décision et leur permettre de travailler au mieux compte tenu de la situation. Les leçons acquises de l’expérience de la médecine tactique et des forces d’intervention est aujourd’hui très précieuses. Nombreuses sont les entreprises qui se retrouvent confrontées à ces tensions. Voici quelques-uns des enseignements que la médecine tactique peut leur transmettre :

  • Organiser et structurer leur cellule de crise en sous-cellules agiles

  • Utiliser le plan de continuation d’activité de façon dynamique

  • Porter toute leur attention sur les flux

  • S’organiser dès à présent pour un future retour d’expériences

Notes

1.  Notre travail s’inscrit dans le cadre d’un projet de recherche « Crisis organization of medical emergency in the context of disasters », COMED, qui bénéficie d’un soutien et financement Isite. 

2. Voir l’article du 20 mars 2020 de Dolain, Petitjean & Laborie dans le Grand Continent. [https://legrandcontinent.eu/fr/2020/03/20/faire-face-guerre-coronavirus/

 3. En exemple de travaux académiques majeurs sur le thème, nous suggérons Weick & Roberts (1993) sur le trafic aérien, Journée (2009) et Kerveillant (2017) sur les centrales nucléaires, Schakel et al. (2016) sur les services de police criminelle, Faraj & Xiao (2006) sur les services d’urgences hospitaliers. 

 4. Lagadec (2020).

 5. Sur les attentats de Paris en 2015, voir Hirsch et al. (2015) et Service Médical du Raid (2016) et Raux et al. (2019); sur les attentats d’Olso, Rimstad & Sollid (2015).

Références bibliographiques citées : 

Chia, R., Holt, R. (2009). Strategy without design. Cambridge University Press.  

Dolain, Petitjean et Laborie (2020) : Faire face : 10 points sur la guerre au virus. Le Grand Continent. 20 mars 2020. https://legrandcontinent.eu/fr/2020/03/20/faire-face-guerre-coronavirus/

Faraj, S. Xiao, Y. (2006). Coordination in Fast-Response Organizations. Management Science 52(8): iv-1192.

Hirsch, M., Carli, P., Nizard, R., Riou, B., Baroudjian, B, Baubet, T., et al. (2015). The medical response to multisite terrorist attacks in Paris. The Lancet 386: 2535–2538.

Hunt, P. (2018). Lessons identified from the 2017 Manchester and London terrorism incidents. Part 1: introduction and the prehospital phase. BJM Journal of the Royal Army Medical Corps.

Journé, B.(2001). La prise de décision dans les organisations à haute fiabilité : entre risque d'accident et risque bureaucratique. Cahiers de l'Artemis 3: 101-126.

Kerveillant, M. (2017). The role of the public in the French nuclear sector : The case of "local information commissions" (CLIs) for nuclear activities in the West of France ; Doctoral Thesis, ESSEC Business School. 

Lagadec, P. (2020). ): Codiv-19 : L’Hôpital en soins intensifs – Changer de logiciel
https://www.linkedin.com/pulse/codiv-19-lhôpital-en-soins-intensifs-changer-de-logiciellagadec/? published=t  publié le 20 mars 2020.

Lorino, P. (2018). Pragmatism and Organization Studies. Oxford: Oxford University Press.

Raux, M., Carli, P., Lapostolle, F., Langlois, M., Yordanov, Y., Féral-Pierssens, A-L., Woloch, A. Ogereau, C., Gayat, E., Attias, A., Pateron, D., Castier, Y., Riouthe, B.(2019). Analysis of the medical response to November 2015 Paris terrorist attacks: resource utilization according to the cause of injury. Intensive Care Medicine 45(9): 1231-1240. 

Rimstad, R., Sollid, S. J. (2015). A retrospective observational study of medical incident command and decision-making in the 2011 Oslo bombing. International Journal of Emergency Medicine 8(1), 1–10

Service Médical du Raid (2016). Tactical emergency medicine: lessons from Paris marauding terrorist attack. Critical Care 20(37). 

Weick, K. E., Roberts, K. H. (1993). Collective mind in organizations: Heedful interrelating on flight decks. Administrative science quarterly, 38(3): 357-381.

 

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