Comprendre le plafond de verre dans les cabinets d’audit : de nouvelles perspectives

Comprendre le plafond de verre dans les cabinets d’audit : de nouvelles perspectives

Avec Estefania Santacreu-Vasut

À partir de l’article “New avenues of research to explain the rarity of females at the top of the accountancy profession”, par Anne JENY et Estefania SANTACREU-VASUT, publié dans Palgrave Communication, Mars 2017.

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Les femmes peinent encore à atteindre les postes d’associés des grands cabinets d’audit, plus communément appelés les « Big Four » : KPMG, Deloitte, PwC et EY. Elles n’y représentent en effet que 10% à 20% des associés. Pourquoi ce plafond de verre reste-t-il si difficile à briser ? Les arguments habituellement avancés vont de la simple “différence” des femmes par rapport aux hommes, à des arguments dénonçant les barrières auxquelles elles font face, que ce soit des stéréotypes bien ancrés ou d’autres attentes particulières.

Alors que les Big Four sont présents dans plus de 140 pays, la recherche en audit se concentre majoritairement sur des contextes anglo-saxons. La recherche en économie, par contre, s’est quant à elle intéressée aux questions d’inégalités hommes-femmes en prenant en compte la diversité des environnements économiques, culturels et linguistiques.Différents travaux suggèrent que le langage peut agir comme vecteur de normes « genrées ». Ils montrent qu’il existe une corrélation entre les distinctions grammaticales féminin/masculin et la place des femmes dans les domaines socioéconomiques, politiques ou managériaux.

Notre article « New avenues of research to explain the rarity of females at the top of the accountancy profession » montre que l’étude du langage peut apporter un éclairage nouveau sur les inégalités managériales dans les firmes d’audit à un niveau transnational. Pour cela, nous avons d’une part mené une revue de littérature sur le genre s’attachant à établir un lien entre l’audit et l’environnement linguistique. Sur la période étudiée (1926-2016) les publications sur ces questions sont presque inexistantes. D’autre part, nous avons collecté des données relatives à la présence des femmes dans les Big Four. Nous avons pu confirmer que ces firmes d’audit interviennent dans des environnements culturels et linguistiques différents et que la sous-représentation des femmes au plus haut niveau hiérarchique varie en fonction de ces environnements.

Nous avons revisité quatre hypothèses sur la sous-représentation des femmes dans le top management des Big Four (voir Dambrin et Lambert, 2012) sous la perspective du langage.[1]

« Donnez leur du temps »

Les femmes ont rejoint le milieu de l’audit et de la comptabilité de façon assez tardive. Le moment où la profession a commencé à se féminiser est assez indéterminé et dépend fortement des pays. Il serait dès lors intéressant d’étudier l’évolution de la date d’entrée des femmes dans la profession en fonction du pays et des déterminants culturels et linguistiques. Cela pourra être approfondi dans de futurs travaux.

« Les femmes sont différentes »

Une deuxième explication réside dans l’affirmation que les femmes seraient simplement différentes des hommes. Différentes dans le sens où elles auraient d’autres préférences, par exemple une aversion au risque ou un intérêt pour la compétition différents.[2] Considérant qu’il a été établi qu’il existait une corrélation entre l’utilisation des distinctions de genre dans la grammaire et l’émergence des préférences[3], on peut considérer qu’affirmer simplement que « les femmes sont différentes » est réducteur et qu’il faut approfondir l’analyse grâce à l’étude de l’environnement linguistique.

« C’est un travail réservé aux hommes »

Une troisième explication est que l’audit est avant tout un métier réservé aux hommes, et que les femmes ont donc beaucoup plus de difficultés à y entrer et à s’y faire une place. Les barrières peuvent être formelles, comme des conditions de travail inadaptées et l’absence de flexibilité. Kornberger, Carter et Ross-Smith (2010) se sont intéressés aux transformations qu’ont mis en place les Big Four pour flexibiliser les horaires.[4] Leur analyse montre que les discours portés par les organisations sont tout aussi importants que les mesures qu’elles décident d’entreprendre effectivement, car ceux-ci mettent en exergue à la fois les barrières réelles au sein de l’entreprise, et les moyens possibles pour les surpasser.

Ces barrières peuvent être aussi informelles, liés à des préjugés, eux-mêmes véhiculés et renforcés par le langage. Ces préjugés sont façonnés structurellement au sein de la société, qui est responsable de la formation des idéaux de féminité ou de masculinité. Il a été aussi démontré que les inégalités hommes-femmes sont plus grandes dans les pays où la grammaire de la langue dominante marque la distinction de genres[5]. En prenant en compte ces considérations linguistiques, les chercheurs et les firmes d’audit pourraient être à même de mieux comprendre les obstacles sociétaux produits par le langage.

« Une histoire sans fin »

On entend fréquemment l’argument selon lequel la discrimination est une histoire sans fin, et que les idées reçues et les préjugés sont bien ancrés et jouent un rôle capital dans la perpétuation des inégalités, dans et en dehors des organisations. Le langage peut être désigné comme l’un des canaux majeurs à travers lesquels ces préjugés sont diffusés.

Pour conclure, le langage véhicule et renforce la distribution traditionnelle des rôles, réduisant ainsi les possibilités d’accès des femmes aux positions de leadership dans la société, tout comme dans les firmes d’audit. Mais les articles qui cherchent à expliquer la sous-représentation des femmes dans les cabinets d’audit sous le prisme du langage restent peu nombreux. Nos résultats ouvrent des pistes de recherche permettant de reconsidérer les facteurs de l’inégalité hommes-femmes dans les métiers de l’audit.

[1] Dambrin C and Lambert C (2012) Who is she and who are we? A reflexive journey in research into the rarity of women in the highest ranks of accountancy. Critical Perspective on Accounting; 23 (1): 1–16.
[2] Czarniawska B (2008) Accounting and gender across times and places: An excursion into fiction. Accounting, Organizations and Society; 33 (1): 33–47.
[3] Hicks DL, Santacreu-Vasut E and Shoham A (2015) Does mother tongue make for women’s work? Linguistics, household labor, and gender identity. Journal of Economic Behavior & Organization; 110, 19–44.
[4] Kornberger M, Carter C and Ross-Smith A (2010) Changing gender domination in a big four accounting firm: Flexibility, performance and client service in practice. Accounting, Organizations and Society; 35 (8): 775–791.
[5] Gay V, Santacreu-Vasut E and Amir S (2013) The Grammatical Origins of Gender Roles, Berkeley Economic History Lab Working Paper 2013-03, http://behl.berkeley.edu/wp/2013-03.

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