L’UE considère le numérique comme un secteur comme les autres – mais l’est-il vraiment?

L’UE considère le numérique comme un secteur comme les autres – mais l’est-il vraiment?

Mercredi dernier, la Commission Européenne a proposé de nouvelles mesures pour réglementer les plateformes digitales. L’objectif est de favoriser une égalité de traitement entre les acteurs traditionnels et les acteurs du numérique. Au premier abord, cette réglementation peut sembler parfaitement juste. Mais une telle réglementation est-elle vraiment appropriée ou pertinente aujourd’hui ?

L’objectif principal : une égalité de traitement

Ces nouvelles mesures portent sur de nombreux problèmes auxquels sont confrontés les acteurs du numérique. Ces régulations ont pour objectifs :

  • D’obliger les moteurs de recherche comme Google, et les réseaux sociaux comme Facebook à mettre en place une protection plus accrue des mineurs sur internet.
  • D’imposer un quota de « Contenu Européen » sur les services de streaming comme Netflix
  • De protéger les données personnelles des utilisateurs de services de communication numérique comme Skype par le biais des protocoles
  • D’imposer un contrôle accru des pratiques de « geo-blocking », grâce auxquelles les plateformes de e-commerce discriminent les prix en fonction de la localisation du consommateur.

La démarche de l’Union Européenne n’est pas une surprise, et fait sens sur de nombreux aspects : il faut agir pour rétablir un équilibre entre les nouveaux acteurs très puissants comme Netflix, Youtube, Skype ou Amazon – et leurs alter egos traditionnels établis depuis longtemps dans leur secteur propre. En effet, les chaines de télévisions traditionnelles font face à des règles très strictes en matière de contenu inadapté pour les enfants notamment, et doivent par ailleurs assurer un volume minimal de contenu local dans leurs émissions. Les entreprises de télécommunication quant à elles doivent veiller à la stricte confidentialité des données privées de leurs clients et sont obligées de respecter des règles de sécurité contraignantes. Enfin, les distributeurs européens n’ont pas l’autorisation de discriminer les prix en fonction de l’origine de leurs clients. Pourquoi ces règles ne seraient pas aussi celles des géants de l’internet ?

Ces règles entraineront-elles l’effet voulu ?

Certaines de ces règles passeront surement inaperçu. La plupart des citoyens européens considéreront justement que la protection des enfants face à l’exposition à la violence et la pornographie est une cause particulièrement importante. Par ailleurs, ils considéreront que le fait de mettre fin aux pratiques de « geo-blocking » ne fera que favoriser la libre circulation des biens et services au sein de l’Union, et sera alors bénéfique pour les consommateurs.

D’autres règles vont néanmoins faire un peu plus de bruit. La protection du « contenu européen » par la mise en place de quotas est-elle une bonne idée ? Après tout, quand un consommateur demande un certain contenu, il crée naturellement l’offre par sa demande. C’est la raison pour laquelle certains assurent que ces règles vont simplement favoriser un contenu de mauvaise qualité, intéressant que très peu le consommateur. Il semble en revanche que la question soit un peu plus complexe. Internet est un monde où le vainqueur remporte tout sur la mise (« winner-takes-all »). La « viralité » édicte qu’un contenu qui a connu le succès dans un passé récent aura encore plus de succès dans un futur proche. Ainsi, le gagnant gagne simplement parce qu’il a déjà gagné dans le passé. De « Gangnam Style » au « Keyboard Cat », internet et ses modes passagères ne prennent jamais de pause. Sur le court terme, la vidéo virale fait le tour d’internet et tout le monde en parle. Pendant ce temps, le contenu objectivement de meilleure qualité risque d’être submergé par la tendance passagère qui « fait le buzz » et disparaître, faute d’avoir trouvé son audience. Protéger une certaine diversité des contenus, et s’assurer que les créations d’auteur ne soient pas entièrement cachées par l’avalanche de contenus des grands blockbusters peut donc constituer un argument pertinent et fort.

La protection des données personnelles ouvre elle-aussi de nombreuses questions complexes. Nous souhaitons tous être assuré d’un certain niveau de protection de nos données privées. En revanche, nous souhaitons aussi pouvoir utiliser les moteurs de recherche en bénéficiant de la meilleure expérience possible, qui nécessite l’emploi de nos données. En effet, la plupart des success stories dans le secteur du numérique, comme Amazon, AirBnB, Uber, Facebook et bien d’autres, reposent sur une utilisation minutieuse de nos données. Nous voulons la sécurité, certes, mais nous souhaitons aussi que les prestataires de services nous connaissent assez bien pour pouvoir nous offrir le meilleur service possible, adapté à nos besoins. Peut-on alors avoir le beurre et l’argent du beurre ?

Le plus important est de trouver le bon équilibre entre l’utilisation et la protection des données. Dans la plupart des pays européens, il y a consensus pour affirmer que le marché n’est pas au-dessus des lois, et que c’est l’État qui a la responsabilité de la protection du bien commun. C’est pourquoi le fait que les régulateurs s’ingèrent dans les affaires des médias, des télécommunications ou de la distribution rassure la plupart des citoyens européens, sans pour autant les étonner. Cela est compris avant tout comme une question d’équité : si les entreprises du numérique sont en compétition avec les acteurs traditionnels, pourquoi ne seraient-elles pas soumises aux mêmes règles ? N’est-ce pas parfaitement normal qu’au sein d’un même secteur, les mêmes réglementations s’appliquent pour tous ?

Le concept de « secteur économique » est-il pertinent dans le monde du numérique ?

Le monde du numérique est un monde organique où le concept même de secteur devient de plus en plus obsolète. En effet, la dynamique intrinsèque aux plateformes digitales pousse les entreprises à revoir constamment leur business model et l’environnement dans lequel elles agissent. Par exemple, Amazon a commencé par vendre des livres, et s’est rapidement transformée en distributeur généraliste. Puis, de par le nombre élevé d’ordinateurs dont ils disposaient pour optimiser leur chaine de distribution, ils ont fait le choix de se spécialiser dans le business du cloud et des serveurs. Enfin aujourd’hui, l’entreprise de Jeff Bezos bénéficie largement de ses revenus de la publicité.

Les plateformes digitales ont mis en réseau leurs business model, et ces réseaux évoluent organiquement et sont sans cesse en train s’adapter. Une plateforme doit constamment explorer de nouvelles opportunités de développement, et accepter la naissance ou la mort soudaine de ses projets…

Sous ces conditions, les plateformes iront naturellement toujours outre les limites de leur secteur d’origine. Par diffusion, ce sont tous les secteurs d’activité qui se chevauchent et se mélangent. S’ils prennent en compte cette réalité, les régulateurs décideront peut-être de s’adapter, mais en faisant ainsi, ils s’engageront alors dans une course qu’ils sont condamnés à perdre.

Dans le monde économique d’aujourd’hui, complexe et organique, les régulateurs devraient plutôt adapter leurs règles au secteur numérique qu’elles doivent encadrer, en adoptant une conception organique similaire pour leurs régulations. Demain, l’État doit devenir la plateforme des plateformes : la méta-plateforme.

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